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Le district de Jalousie à Port-au-Prince. Le district de Jalousie à Port-au-Prince.  Les dossiers de Radio Vatican

Les Filles de Marie victimes des gangs en Haïti

Le Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l'Homme effectue actuellement une visite officielle à Port-au-Prince, capitale d’un pays gangrené par la violence. Des bandes organisées profitent du vide institutionnel pour tuer, procéder à des enlèvements ou piller des biens. Un de ces gangs s’est ainsi emparé de la résidence, du noviciat ou encore de l’école des Filles de Marie dans l’Est de la capitale. Le récit de Sœur Lucie, leur provinciale.

Entretien réalisé par Marie Duhamel – Cité du Vatican

Le Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l'Homme est arrivé en Haïti ce mercredi. Pendant trois jours, Volker Türk doit s’entretenir à Port-au-Prince avec des responsables politiques, des représentants du pouvoir judiciaire, des organisations de la société civile ou encore des victimes de violations de droits humains. Le pays enregistre un niveau inégalé de violences.

1359 enlèvements en 2022

Faute d'élections organisées depuis 2016 et après l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, l’État haïtien ne compte actuellement plus aucun représentant élu au niveau national. Profitant de ce vide institutionnel, les bandes armées sèment la terreur. Depuis le début de l’année une dizaine de policiers ont été tués depuis le début de l’année. Dans la capitale, les enlèvements contre rançons sont quotidiens; des otages le plus souvent sexuellement agressées pendant leur captivité.

L’an dernier, l'ONU a enregistré 1 359 enlèvements et plus de 2 000 meurtres dans le pays, soit un tiers de plus que l'année précédente. Les gangs contrôleraient aujourd’hui plus de la moitié du territoire. La capitale serait en état de siège.

Des sœurs de nouveau obligées d’affronter la perte

Dans l’est de Port-au-Prince, à Croix-des-Bouquet, la situation est devenue intenable. «C’est une des zones les plus dures. On tire jour et nuit dans la zone. Les gens ne peuvent plus circuler, de nombreuses maisons du voisinage ont été pillées et nombre de leurs propriétaires ont dû fuir. C’est une des bases des gangs», raconte sœur Lucie, la provinciale des Filles de Marie.

Privées de leur maison provinciale qui avaient été détruite par le séisme de 2012, sa communauté se retrouve à nouveau dépossédée par ce mal d’une autre nature.

Le 25 novembre, trois hommes armés ont fait irruption dans leur communauté de Latramble. «Ils ont ligoté un garçon qui se trouvait dans la cours, menotté les agents de sécurité et pointé une arme sur une sœur, exigeant de l’argent et des armes. Ils ont fouillé partout mais n’ont rien trouvé», rapporte sœur Lucie. Il était clair alors qu’il fallait organiser le départ des religieuses, désormais plus effrayées que jamais. «Il fallait les sortir de là car c’était devenu trop dangereux pour elles», poursuit la provinciale. Les sœurs ont été envoyées dans une zone, un peu plus sûre, au sud de la capitale, à Pétion-ville. Le gang en a profité pour s’emparer de leur propriété fin janvier.

Les 400 mawozo

Depuis, il est impossible de savoir réellement ce que fait la bande armée sur place, si certains de ses membres se sont installés ou continuent uniquement à profiter des biens se trouvant dans le noviciat, les deux résidences, l’infirmerie, les dépôts et l’école. Les sœurs connaissent en revanche très bien l’identité du groupe. Il s’agit des «400 mawozo», déjà responsables de l’enlèvement à l’automne 2021 de 17 missionnaires nord-américains. «Ils kidnappent les gens, ils tuent, ils pillent les camions qui apportent les vivres sur la route entre Croix-des-Bosquets et Ganthier, ils font tout, ils volent, il violent», précise sœur Lucie. L’expulsion vers les États-Unis de leur chef en mai dernier ne les a pas arrêtés. Germine Joly est actuellement poursuivi par le district de Columbia pour, notamment, complot, contrebande d’armes de guerres, enlèvement et séquestration contre rançon de citoyens américains.

Des élites corrompues

Après avoir tout perdu une seconde fois et malgré la dangerosité du gang, les Filles de Marie ne sont pas restées inactives. Elles ont interpellé les médias et, bien sûr, la police mais «la plupart du temps quand on les appelle, ils disent que les bandits ont plus d’armes qu’eux, qu’il ne peuvent pas les contrecarrer». Contrairement aux agents de la Police nationale d’Haïti, formée par des experts internationaux et équipés de véhicules blindés, «l’international ne reconnait pas l’armée», explique sœur Lucie. «L’armée est délaissée et ne veut plus aider la police à mener certaines opérations. Donc la police est seule et au sein de la police, il y a aussi des gangs» poursuit-elle. Une situation inextricable d’autant que les responsables publiques ou du secteur privé ne sont pas en mesure d’intervenir. «Il y a une volonté qui n’existe pas dans ce pays», explique la religieuse. «Ici, la corruption est généralisée et la tête n’est pas saine. Donc ils ne peuvent pas agir puisqu’ils sont impliqués. Ils ne peuvent pas agir contre ce qu’ils ont créée en partie, c’est comme une sorte de mafia. C’est ça le problème. on est piégés».

L’exil, un recours destructeur

La population «n’en peut plus», elle a perdu espoir et aujourd’hui, la foule ne désemplit pas devant les bureaux des services migratoires. Des Haïtiens sont en quête de passeports pour pouvoir se réfugier aux États-Unis. Début janvier, le président Biden a en effet présenté son nouveau plan migratoire. Chaque mois, son pays délivrera 30 000 passeports humanitaires aux Haïtiens, Nicaraguayens, Cubains et Vénézuéliens, qui en feront la demande depuis leur pays d’origine et démontreront être parrainés économiquement aux États-Unis. Il leur faudra aussi pouvoir se payer un billet d’avion.

«L’exil est un recours mais ce n’est pas bon pour Haïti. On ne peut plus construire un pays quand toutes ses forces vivent s‘en sont allées», déplore sœur Lucie. Pour elle, la solution vient de l’extérieur.

Ruée sur les services d'immigration haïtiens à Port-au-Prince, le 2 février 2023.
Ruée sur les services d'immigration haïtiens à Port-au-Prince, le 2 février 2023.

L’espoir d’une aide extérieure

Le 24 janvier, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a estimé urgent de déployer des troupes internationales pour rétablir l’ordre dans le pays, mais le Conseil de sécurité a rejeté la proposition, lui préférant des sanctions imposées aux responsables des groupes armés jugées plus efficaces. Il faut dire que les 15 ans de présence de l’ONU dans le pays et les 10 milliards de dollars dépensés sur place n’ont pas réussi à changer la donne.

Le Canada semble maintenant faire cavalier seul, jouant la carte de l'équipement en matériel et en formateurs. Le 5 février dernier, Ottawa a déployé un avion de patrouille en Haïti. Doté de capacités de renseignement et de surveillance, il appuiera les efforts «visant à déstabiliser les activités des gangs», assurent les autorités canadiennes.

Écoutez soeur Lucie des Filles de Marie à Haïti


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09 février 2023, 14:36