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Les vainqueurs 2020 du Prix Ratzinger, Tracey Rowland et Jean-Luc Marion. Les vainqueurs 2020 du Prix Ratzinger, Tracey Rowland et Jean-Luc Marion.  

Jean-Luc Marion: les Européens, inventeurs du nihilisme, ont le devoir d’être premiers à en sortir

Ce samedi 13 novembre, les prix Ratzinger 2020 et 2021 seront en même temps décernés par le Pape François au Vatican. Entretien avec l'un de ses lauréats, le philosophe français Jean-Luc Marion.

Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican

Parmi les deux lauréats du prix 2020, figurait le philosophe français et académicien Jean-Luc Marion, spécialiste de la pensée de Descartes, métaphysicien, dont les travaux à la renommée internationale s’épanouissent à la croisée de la philosophie et de la théologie.

Philosophiquement nourri et inspiré par les écrits du Pape bavarois, c’est pour lui un honneur intellectuel et une grande joie personnelle de recevoir ce prix, créé en 2011 à l’instigation de la Fondation vaticane Joseph Ratzinger–Benoît XVI, et officieusement considéré comme «le prix Nobel de théologie».

Philosophe chrétien, membre du Conseil pontifical pour la culture, Jean-Luc Marion réagit à cette récompense et nous livre son regard sur quelques défis du christianisme contemporain.

Entretien avec le philosophe et académicien Jean-Luc Marion

Que représente cette récompense pour vous?

Jean-Luc Marion: C’est un grand honneur qui me touche d’autant plus que j’ai une longue histoire avec le professeur Ratzinger que j’avais connu en 1974 lors des premières réunions de Communio à Munich. Comme toujours, il avait été très savant, discret, aimable. J’avais pu parler avec lui, des relations s’étaient établies.

Lorsqu’en 1982, j’ai ensuite fait paraitre le livre Dieu sans l’être, soulevant quelques polémiques m’accusant d’être anti-thomiste, après une conférence au Centre Saint-Louis-des-Français, j’avais rencontré à nouveau le cardinal Ratzinger, lui demandant en privé si j’avais écrit de grosses bêtises. Il m’avait rassuré m’affirmant que la recherche était libre. Pour moi, il a toujours été un soutien, un exemple par ses propres publications, dont sa sublime œuvre sur Jésus de Nazareth. Recevoir le prix Ratzinger est donc une consécration personnelle, pas seulement formelle. D’autant plus que le prix est arrivé au moment où j’achevais mon premier vrai livre de théologie, intitulé D’ailleurs, la Révélation, nourri des travaux de Joseph Ratzinger.

Comment la pensée théologique et intellectuelle de Benoît XVI pourrait-elle aider à répondre aux défis contemporains, en particulier l’effondrement des humanités et de la culture classique?

Benoît XVI a donné l’exemple qu’il n’y a pas d’effondrement de la culture classique, mais plutôt un effondrement des gens qui n’en n’ont pas la pratique. C'est différent. Le passé littéraire, philosophique, artistique, européen et extra-européen, n’est pas optionnel. En un sens, comme l’a dit Heidegger, la science ne pense pas, elle calcule. La science n’a pas besoin de penser, c’est sa force et sa faiblesse. Elle calcule, elle modélise, elle paramétrise, mais elle ne pense pas. Or, l’on ne peut pas se dispenser de penser.

C’est donc une grande tentation pour l’esprit contemporain que de se dispenser de penser, car la pensée est beaucoup plus hasardeuse, il n’y a pas de vérification immédiate ni de certitudes absolues: il faut être patient et intelligent. La théologie ne peut vivre que de cela, la littérature aussi, et la philosophie a fortiori. L’œuvre de Joseph Ratzinger est un exemple parfait de ce que l’on peut faire lorsque l’on pense.

Le prix Ratzinger vous sera décerné des mains du Pape François. Comment décrypteriez-vous philosophiquement la spécificité de son pontificat?   

Je le replace dans la continuité du mouvement d’évangélisation qui s’est emparé de l’Église catholique dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce sens de l’ouverture sur le monde et à toutes les autres cultures n’est pas une nouveauté, au contraire, une tradition renforcée. Ce qui est remarquable dans le pontificat actuel, est que pour la première fois un Pape, non seulement n’est pas européen, mais, est né dans une mégapole, et non à la campagne. Pour lui, le monde est d’abord celui des grandes cités globales, où la nature est elle-même d’emblée industrialisée et urbanisée.

Il a une vision prégnante des problèmes que nous avons, par exemple, le rapport entre pollution et pauvreté, qui devient évident lorsque l’on connait Buenos Aires. La notion de "déchet" est également une trouvaille théologique remarquable; une manière de désigner les totalitarismes du siècle précédent. L’homme réduit à un déchet, de la même manière que sa sœur, la nature.

Quel rôle pour l’Europe selon vous sous ce pontificat?

Le Vieux continent reste le centre de gravité du monde, car les problèmes mondiaux actuellement sont des problèmes d’origine européenne: l’hyper-technologisation, la domination de la nature jusqu’à sa fragilisation. Les Européens ont aussi inventé le nihilisme. Ils sont donc en charge et en première ligne pour affronter les conséquences de ce qu’ils ont mis, pour le meilleur et pour le pire, en route. Ils ont un devoir d’être les premiers à réagir efficacement pour sortir du nihilisme, puisqu’ils furent les premiers à y entrer. La seule preuve de vérité du christianisme sont les effets du Christ se révélant dans nos communautés.

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10 novembre 2021, 12:28