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Des réfugiés rohingyas reçoivent de l'aide dans un des camps de Cox Bazar au Bangladesh, en septembre 2017. Des réfugiés rohingyas reçoivent de l'aide dans un des camps de Cox Bazar au Bangladesh, en septembre 2017. 

Guerres: le cardinal Tomasi espère qu'une négociation raisonnable prendra le dessus

«Si deux entités en conflit se détruisent mutuellement, que reste-t-il à défendre?», se demande l’ancien observateur permanent du Saint-Siège auprès des Nations unies à Genève. Dans un entretien accordé à Vatican News, le cardinal Silvano Maria Tomasi appelle à arrêter les combats d'urgence, pour épargner aux parents la souffrance de voir leurs enfants gaspillés et rediriger les ressources investies dans la guerre, au service du développement des plus pauvres.

Entretien réalisé par Deborah Castellano Lubov – Cité du Vatican

Le désarmement est une nécessité, et le cardinal Tomasi ne comprend pas que ce sujet soit l’objet d’une telle indifférence. «L'hypothèse de l'utilisation de certaines armes atomiques, comme on en a fait la menace, ferait de cette planète un désert, et nous ne savons pas pour combien de temps», affirme l’ancien observateur permanent du Saint-Siège auprès des Nations unies à Genève (2003 à 2016). Face à des conséquences «si dangereuses», «il est de notre responsabilité d’être informé», poursuit le diplomate, devenu, le 1er novembre 2020, délégué spécial de l'Ordre souverain militaire de Malte. Aujourd’hui, déplore-t-il, la «boussole morale est brisée». Il n’y a pas de volonté politique pour renoncer aux armes et «investir dans la lutte contre le gaspillage de vies humaines», en permettant par exemple aux jeunes d’être éduqués pour «utiliser leur talent de manière constructive». Saluant l'appel répété du Saint-Père en faveur du désarmement, le cardinal Tomasi observe que «le Pape joue son rôle de conscience de l'humanité d'une manière très articulée et énergique». Il confie avoir le sentiment que François est en ce moment «la seule voix raisonnable que nous ayons pour discuter du problème...»

Le Pape François a affirmé, à maintes reprises, que nous expérimentons «une troisième guerre mondiale par morceaux». Il a plaidé, tout comme le secrétaire général des Nations unies, en faveur du respect du droit international et des droits de l’homme. Des menaces de recourir à l’arme nucléaire ont été formulées. Êtes-vous inquiet du climat actuel?

Il y a trop d'indifférence au fait que le désarmement est nécessaire. Les conséquences du non-désarmement sont si dangereuses qu'il est aujourd’hui de notre responsabilité d'en être informé. En effet, l'hypothèse de recourir à certaines armes atomiques, comme certains menacent de faire, laisserait cette planète désertique, et nous ne savons pas pour combien de temps. Dans ces conditions, une décision morale s'impose: il est absolument nécessaire d'interdire toute arme dont nous ne connaissons pas les effets, alors que les défauts que nous connaissons déjà confirment leur caractère incroyablement dangereux. La famille humaine ne connaît pas les conséquences induites par un éventuel recours à ces armes, et nous ne pouvons ainsi pas les accepter. Cela crée un climat de peur et de tension. Il faut donc éduquer, créer une culture publique consciente des répercussions dramatiques de la guerre. La violence engendre des désastres partout, mais les destructions causées par les armes atomiques sont pires. Il est donc très important que nous fassions tous de notre mieux pour sensibiliser les citoyens à cette question.

Plusieurs guerres sont en cours. Comment faire taire le bruit des armes?  Avez-vous observé une approche qui pourrait servir de modèle, pour parvenir à une issue pacifique? Existe-t-il des outils, des mesures, qui n'ont pas été explorés et qui devraient l'être?

Il est fondamental de tirer des leçons du passé. La Première Guerre mondiale a provoqué un nombre énorme de victimes, un fait qui devrait nous faire réfléchir sur l'utilisation de la violence et des armes aujourd'hui. L'argument selon lequel ces armes sont utilisées à des fins d'autodéfense soulève de nouvelles questions. Bien que les nations souveraines aient le droit de défendre leur peuple, les parties impliquées doivent prendre en considération, et avec attention, ce qu’impliquerait le fait de recourir à des armes qui tueraient massivement et détruiraient l'environnement, au-delà des zones de guerre. Si, dans un effort de défense, tout est perdu, que reste-t-il à défendre? Nous ne connaissons pas toutes les conséquences, tous les dommages causés et leur durée. Nous ne connaissons pas le nombre potentiel de victimes civiles. L'option la meilleure et la plus raisonnable est de passer d'une mentalité de peur à une mentalité de confiance.

Concernant le conflit en Terre Sainte, nous devons réfléchir au fait que toutes les approches tentées dans le passé n'ont pas été couronnées de succès. Nous devrions peut-être tenir compte du fait que les musulmans et les Israéliens sont des personnes qui croient en Dieu, et qui savent que l'alliance entre Dieu et le peuple exige la fidélité à cette alliance. Ainsi, en partant de l'expérience religieuse de ces peuples, qui vivent dans le même lieu physique, on pourrait peut-être commencer à réfléchir à une nouvelle alliance. Dieu a conclu une alliance avec Abraham et maintenant, ils pourraient envisager de créer une alliance entre eux deux, basée sur une conviction religieuse. Ils pourraient utiliser le sérieux de cet engagement pour créer la confiance. En se rappelant, et éventuellement en suivant, l'ancienne tradition de cette alliance entre Dieu et le peuple, il serait possible d'ouvrir un canal de communication et de dialogue, et de développer un sentiment de confiance.

Dimanche dernier, le Saint-Père a appelé au désarmement et invité les nations à passer de l’équilibre de la peur à celui de la confiance. Comment y parvenir concrètement?

Le Pape joue son rôle de conscience de l'humanité de manière très articulée et énergique. J'ai le sentiment qu’il est la seule voix raisonnable que nous ayons en ce moment pour discuter du problème du désarmement, des grandes ou des petites guerres. Il rend un grand service à la famille humaine. En soulignant les conséquences des politiques privilégiant la guerre, le Pape s’emploie à empêcher quelque chose d'horrible d’advenir. Il insiste sans cesse sur la nécessité de dialoguer, d'utiliser la stratégie de la diplomatie ou le bon sens de la discussion. Il appelle à tout mettre sur la table, les objections, les difficultés, les injustices présumées, et à résoudre les problèmes par la conversation et un accord raisonnable. Aujourd'hui, je ne vois pas d’alternative au dialogue. Tous les autres moyens utilisés se sont révélés inutiles. En fait, ils se sont révélés plus dangereux que prévu. Par conséquent, nous ne devrions pas être surpris, ou contrariés, par le fait que le Saint-Père revienne sans cesse sur l'urgence du dialogue, au lieu de la violence.

Vous évoquiez les leçons qu’il faut tirer du passé. Oublie-ton aujourd’hui l’enseignement laissé par les deux Guerres mondiales? Y a-t-il eu des résultats dont il faut se souvenir ou qu'il faut appliquer dans notre contexte actuel?

Le meilleur résultat serait de ne pas l'oublier, car il est facile de dire que les victimes ou les destructions appartiennent au passé. Les questions économiques et les relations détruites dans les guerres font perdre aux gens le sens de l'éthique morale. La boussole morale est désormais brisée. Ce que nous avons appris des guerres passées est le résultat de conséquences imprévues et imprévisibles. Une guerre similaire se déroule actuellement, mais la conscience des dommages causés aux générations futures n'est pas prise en compte.

La voix morale du Pape dans le contexte international est ce qui reste de la raison de la famille humaine, en essayant de faire face aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Il y a des questions qui exigent une analyse et une discussion sérieuses, qui impliquent différents pays et différentes personnes. C'est un fait. La réponse à donner n'est pas la réponse immédiate de la force, mais une invitation à faire preuve de bon sens.

En 2023, les dépenses mondiales en matière de défense ont augmenté de 9 %. Les dépenses en armement représentent 22 % du PIB mondial. L'agenda des Nations unies pour le désarmement établit un lien étroit entre les investissements dans les armes et les guerres. Pour contrer la violence, plus de 71 banques éthiques ont demandé au système financier de changer d'approche et de s'assurer que leurs investissements tiennent compte des principes de la finance éthique. Cet effort peut-il aider à reconsidérer la rentabilité des armes?

J'ai participé à la conférence sur le désarmement des Nations unies, au cours de laquelle plusieurs sessions ont été consacrées à l'identification de moyens utiles et pratiques pour prévenir les dommages pour tous dans le monde. Mais cela n'a pas fonctionné. La volonté politique n'est pas là pour éviter la perte de ressources, d'argent et de temps, ni pour investir dans la lutte contre le gaspillage de vies humaines. Si nous regardons autour de nous, nous constatons qu'il existe de nombreux besoins sociaux, en particulier le besoin d'écoles dans de nombreux pays, afin que l'éducation puisse donner à ces personnes une chance de se développer et d'utiliser leur talent de manière constructive. Il est certain qu'une grande quantité d'argent, de technologie et de nombreuses vies humaines sont perdues parce qu’on choisit la confrontation violente au lieu de la négociation raisonnable. C'est un prix trop élevé à payer. Il me semble, même si je ne connais pas les chiffres exacts, qu'il serait raisonnablement facile d'utiliser le budget consacré aux armes, à la guerre et à la destruction provoquée par les bombardements, pour créer un fonds international qui serait utilisé à des fins de développement. Ce fonds servirait à aider les pays et les populations laissées pour compte, qui n'ont pas accès à la santé, à l'éducation et à la technologie, à se doter de ces ressources. Il aiderait les personnes défavorisées à rattraper leur retard et leur permettrait d'avoir un mode de vie raisonnable, ce qui pourrait contribuer à résoudre le problème de la famine et à se prémunir contre les pandémies potentielles et les maladies qu'elles pourraient engendrer.

Les guerres en Ukraine et en Terre Sainte ont capté l'attention du monde. Pourtant, dans leurs ombres, d’autres conflits sont en cours en Birmanie, au Yémen, en République démocratique du Congo ou au Soudan. Pourquoi cette attention aux unes et pas aux autres? Comment faire comprendre que ces conflits «oubliés» sont également prioritaires pour œuvrer en faveur de la paix, ou au moins de la protection des droits de l'homme et de la dignité?

Il y a apparemment des pays qui comptent et d'autres qui ne comptent pas. Mais les êtres humains ont une valeur en soi, indépendamment de leur origine ou de leur situation. C'est vrai. Je le vois directement dans les conflits, par exemple lorsque j'étais nonce en Éthiopie et en Érythrée. La communauté internationale n'était pas tellement préoccupée par la guerre entre ces deux pays, bien que des dizaines de milliers de jeunes y aient été tués. J'ai vu leurs corps, la frontière où ils se battaient… et cette réalité est liée à un autre facteur plus important, à savoir que certaines personnes ou certains pays absorbent toute l'attention des médias, et ne laissent pas beaucoup d'espace à d'autres préoccupations. C'est aussi souvent le cas parce que ces «petites guerres» sont parfois des guerres par procuration au nom de pays plus importants; et donc, il n'y a pas d'intérêt de la part des pays plus importants à mettre l'accent sur ces guerres.

Et là encore, je constate que la voix du Pape est la seule à mettre le doigt sur le problème, où qu'il se trouve. François offre cet encouragement à soutenir et à aider ces personnes rejetées parce qu'il est convaincu que la personne humaine est sacrée, ce qui est une croyance pour les personnes de foi.

Nous sommes chrétiens et le monde chrétien est engagé en ce moment dans un terrible conflit. Cela signifie que l'efficacité de notre croyance ne s'étend pas à l'ensemble de la réalité qui nous entoure. Dans ce contexte, nous devons nous rappeler ce que le Pape François a écrit dans l'encyclique Fratelli Tutti. Nous sommes tous frères et sœurs, et il n'y a qu'une seule famille humaine; qu'ils soient ukrainiens ou russes, les parents qui perdent leur enfant au combat connaissent la même souffrance. Les chefs de gouvernement et les dirigeants politiques en général ne veulent pas admettre qu’il n’y a pas de gagnant à long terme. La souffrance rattrape tout le monde. Il faut admettre que ce que le Pape demande, ce que les personnes raisonnables appellent de leurs vœux avec lui, c'est l'urgence d'arrêter les combats, d'épargner aux parents la souffrance de voir leurs enfants gaspillés, et d'utiliser les ressources qui sont malheureusement investies dans la guerre. Ce qu'il faut, c'est canaliser ces ressources pour créer une réponse dans les pays pauvres, qui leur fournisse un minimum de conditions de vie, qui rende la vie supportable et qu'elle soit une joie au lieu d'une peine.

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08 mars 2024, 13:47