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Joseph Ratzinger: apôtre du dialogue entre foi et raison au service de la vérité

La relation profonde entre foi et raison humaine, nécessairement complémentaires dans la recherche de la vérité : c’est l’un des axes majeurs de la pensée théologique de Joseph Ratzinger, qui n’a eu de cesse de l’explorer, d’abord comme professeur, puis comme cardinal-préfet et enfin comme Pape. Le philosophe Rémi Brague décrypte ce précieux héritage.

Entretien réalisé par Manuella Affejee – Cité du Vatican

Rémi Brague est un philosophe français, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Professeur émérite de l’Université Panthéon-Sorbonne, auteur de nombreux ouvrages, il est lauréat du prix Ratzinger 2012.

L’articulation entre foi et raison est au cœur même du christianisme. Nombreux sont les pères de l’Église et théologiens à l’avoir explorée. En quoi la pensée de Joseph Ratzinger/Benoît XVI sur ce point apporte-t-elle quelque chose de nouveau ?

Comme tous les véritables novateurs, Joseph Ratzinger/Benoît XVI n’a jamais proclamé à son de trompe qu’à partir de dorénavant et de désormais inclus, tout allait changer et que, en conséquence, tout ce qui avait été dit auparavant était bon pour la poubelle. Il n’est pas rare que ceux qui procèdent ainsi ne font en définitive que nous resservir de vieux plats à peine réchauffés. En revanche, il arrive aussi que ceux qui, plus modestes, disent ne faire que réaffirmer des doctrines tout à fait traditionnelles présentent celles-ci avec une telle fraîcheur qu’elles s’avèrent valoir tout aussi bien pour nous que pour les siècles passés. C’est le cas de la pensée de Joseph Ratzinger/Benoît XVI. On pourrait dire de lui, évidemment non sans un sourire et en respectant la distance infinie entre les deux, ce que saint Irénée disait du Christ : il n’a rien apporté de nouveau, mais il a rendu toutes choses nouvelles. 

Benoît XVI plaidait pour une « foi amie de l’intelligence ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Le mot d’amitié est déjà intéressant. Il indique qu’il y a un niveau plus profond que la foi et que l’intelligence, un sol qui les fonde toutes deux. Quelque chose qui relève de l’amour. Pas de foi, ni non plus d’intelligence sans une attitude envers les choses que l’on peut rapprocher du respect que nous devons éprouver envers les personnes. Aristote avait déjà parlé du manque d’éducation (apaideusia) qui consiste à étudier un objet en lui appliquant une approche qui ne lui convient pas : chercher des démonstrations mathématiques dans des questions de morale ou de politique, ou, à l’inverse, faire de la géométrie avec des arguments d’avocats. La bonne éducation, qui est le contraire de cette grossièreté ridicule, suppose une délicatesse dans l’approche de la réalité, qui elle-même repose sur une sorte d’humilité devant les faits. Il est capital de commencer par là quand on se met à comparer foi et raison, pour les déclarer éventuellement compatibles. Elles le sont précisément parce qu’elles ont un soubassement commun, qui est le souci d’aborder son objet par une approche qui lui convient, par un instrument approprié.

Certaines réalités demandent à être abordées par des méthodes exclusivement rationnelles, comme les mathématiques ou les sciences mathématisées d’après Galilée ; d’autres, en revanche, requièrent qu’on accède à elles par d’autres voies. Ainsi, les événements. Ils sont par définition non-répétables, puisqu’ils arrivent en un moment déterminé qui ne reviendra jamais. On ne pourra donc jamais en formuler la loi comme on le fait, en langage mathématique, pour les phénomènes physiques. On ne peut les aborder que par le récit, lequel repose sur le témoignage. Certaines réalités, enfin, requièrent la foi. Il en est ainsi des rapports humains dans la mesure où l’on traite le prochain comme une personne, et non comme une chose — auquel cas on peut faire donner la physiologie, la statistique, etc. Ou, pour le dire en style kantien, quand on y voit une fin, et non uniquement un moyen. Quand on entre dans le domaine du personnel, il faut changer de braquet, passer la surmultipliée, ou comme on voudra dire. C’est déjà vrai pour les personnes humaines de chair et d’os. Nous pouvons les voir et les toucher, mais leur intérieur reste un secret inviolable qu’elles ne révèlent que si, quand et comme elles consentent à nous le livrer. Il faut leur faire confiance.

Quelle est la responsabilité de la foi envers la raison, et réciproquement ?

Belle idée, là aussi, que celle d’une responsabilité réciproque entre les deux dimensions de l’expérience humaine. On complète d’emblée la question de savoir si les droits des deux sont compatibles par la question de savoir plutôt quels sont les devoirs de l’un envers l’autre. Il est remarquable que, dans l’approche dont je viens de parler, celle qui se règle sur son objet au lieu de lui imposer ses propres critères, c’est la raison elle-même qui sait où il faut passer la vitesse supérieure. Pascal l’a très bien dit, et de la façon la plus concise : « soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme » (Pensées, 269 Brunschvicg). La raison se soumet elle-même, elle n’est pas soumise par une instance extérieure ; la soumission est encore une forme d’usage.

Pourquoi cette synthèse entre foi et raison semble-t-elle ne plus convaincre aujourd’hui, surtout en Occident ? Est-ce à dire que la recherche de la vérité n’est plus au fondement de la culture occidentale ?

Plutôt que d’une synthèse, il conviendrait plutôt de parler — toujours en grec — de symbiose. En effet, les deux ne fusionnent pas ; elles apprennent à vivre ensemble. Quant à votre question, qui est en effet cruciale, le grand problème intellectuel de l’Occident moderne est que le mot de « raison » y a changé de sens, en se rétrécissant. Le plus souvent, nous comprenons par là uniquement la méthode scientifique, telle qu’elle s’applique dans les sciences dites « dures » comme la physique ou la biologie, et aussi dans les disciplines historiques. Or, la raison a aussi une dimension pratique d’importance capitale. Rappelons que Kant, encore lui, considérait que la raison n’était vraiment chez elle que dans le domaine de la pratique, là où elle commande notre action morale. C’est ce qu’il appelait le « primat de la raison pratique ». Rien d’étonnant à ce que le promoteur de la raison qu’il appelle « communicationnelle », Jürgen Habermas, lequel a donné une sorte de version adaptée du kantisme, ait pu mener en 2004 avec Joseph Ratzinger, qui n’était encore que cardinal, un dialogue fructueux devant un public du plus haut niveau, où il y avait entre autres Robert Spaemann. J’étais déjà professeur à Munich, où la rencontre s’est tenue, mais je n’avais malheureusement pas été invité à y assister.

Réduire la raison à sa dimension théorique, et réduire celle-ci à son tour à la méthode scientifique se paye très cher : cela entraîne un abandon de tout le domaine pratique à la subjectivité, elle-même soumise à de l’affectif. Nous vivons actuellement, en tout cas en France, et je crains que nous ne soyons pas une exception, un raz-de-marée de sentimentalisme et d’affectivité qui interdit toute discussion argumentée sur certains sujets. Regardez le sens qu’a pris le mot de « conscience ». Ce n’est plus l’« instinct divin, immortelle et céleste voix » qu’y voyait encore Rousseau. La plupart du temps, on entend par là « mon choix », mes caprices, même les plus stupides, qu’il faut absolument satisfaire, tous, et tout de suite, et à n’importe quel prix, et quelles qu’en soient les conséquences à long terme.

Je crains, en effet, que, pour beaucoup de nos contemporains, la recherche de la vérité soit devenue le cadet de leurs soucis. A force de dire « chacun sa vérité », « il n’y a pas une vérité, il y a des vérités », « prétendre posséder La Vérité justifie l’intolérance », etc., on enferme chaque individu et chaque groupe dans sa capsule hermétique et dissout tout lien social. Heureusement, même le diable porte pierre, et le maniement des « vérités alternatives » nous a fait reprendre conscience que la vérité a du bon, voire « y’a que çà de vrai ! » 

De quelle manière l’Église catholique pourrait-elle « redonner le cap » ? S’agit-il d’un devoir spécifique qui lui incombe ?

L’Église catholique, c’est-à-dire tous les baptisés, chacun à sa place, se trouvent aujourd’hui dans une situation paradoxale. Ils ont pendant des siècles été chargés de défendre, comme on dit, la transcendance, c’est-à-dire ce qui dépasse l’expérience humaine. On pourrait dire aussi, en brossant le mot contre le sens du poil, les défenseurs de ce qui est « méta-physique », du surnaturel. Aujourd’hui, ils sont, sinon les seuls, en tout cas parmi les rares qui s’engagent en faveur, non plus d’un étage de la réalité qui se situerait au-dessus du visible, mais de la réalité elle-même, de la réalité dans ce qu’elle a de plus banalement plat. Or, nous assistons depuis quelque temps à une offensive en règle de ce que Bossuet appelait « le plus grand dérèglement de l’esprit », qui consiste selon lui à « croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet » (Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même [1670], I, 16). Il est devenu difficile, parce que mal vu, d’appeler un chat un chat, et de dire que lui donner un autre nom (par exemple celui de « chatte ») est un mensonge pur et simple.

Hans Urs von Balthasar a écrit en 1965, à la fin de la partie sur la métaphysique de son chef d’œuvre Herrlichkeit (« La Gloire et la Croix »), que le chrétien allait devoir ajouter à toutes les charges qu’il lui faut assumer, celle de la métaphysique. Mais notre rapport à ce qui est métaphysique s’est modifié pendant le demi-siècle qui a suivi, me semble-t-il. Ce que la conscience moderne n’aimait pas, dans la métaphysique, c’était le « meta- », le fait d’aller au-delà de la nature (en grec : physis). En conséquence, on rejetait la métaphysique comme bâtissant ses châteaux dans les nuages, voire comme pas assez « fidèle à la terre » (Nietzsche). Or, depuis quelques décennies, il semble qu’une seconde critique se soit ajoutée à la première, une critique de sens contraire. Ce n’est plus le préfixe qui gêne, c’est la racine même. Tout se passe comme si l’on reprochait à la métaphysique d’être encore trop une « physique », de donner un fondement à une nature que l’on ressent comme imposant des limites à nos désirs. En conséquence, le chrétien va devoir défendre la nature elle-même en la dévoilant comme le sobriquet de la Création. Le gardien du surnaturel va devenir paradoxalement le garant du naturel. Sera-t-il suivi ? Bonne question...

Qui fut Benoît XVI pour vous ? Que représente-t-il dans votre cheminement spirituel et intellectuel ?

Quand j’ai l’humeur à plaisanter, je nous vois comme des collègues, puisque j’ai été comme lui professeur d’université, voire comme des « pays », puisque j’ai eu l’honneur d’enseigner dix années de suite sur une chaire de l’Université de Munich, et que j’aime profondément la Bavière dont il était originaire et qui reste fière de lui. Plus sérieusement, maintenant, j’ai été fort impressionné par la lecture de son Introduction au christianisme (1968) qui avait été vite traduite sous le titre de Foi chrétienne, hier et aujourd’hui, que m’avait recommandée mon ami suisse Rudolf Staub, lecture que j’ai effectuée dès 1969, si ma mémoire est bonne. Dès le début j’ai été frappé par la clarté de son style, qui reflétait une limpidité de pensée. En 1977, j’étais le délégué de l’édition francophone de la revue catholique internationale Communio à la consécration de Joseph Ratzinger comme archevêque de Munich. La Marienkirche était pleine de monde : des gens de toute sorte, des étudiants, des représentants des métiers, etc. Dans le sermon qu’il a prononcé alors, il a su se faire comprendre par tout ce monde si divers. Il s’est contenté d’expliquer les rites de la consécration épiscopale : pourquoi on me met un livre sur la tête, etc. et d’en faire ressortir le sens symbolique. C’était lumineux. J’ai eu la même impression, plus tard, en lisant La Mort et l’au-delà (1994). Cela s’est confirmé, et même renforcé, lorsque j’ai su assez d’allemand pour lire dans le texte, par exemple, ses recueils de conférences. Ou encore son travail d’habilitation (équivalent de la « thèse d’État » française) sur saint Bonaventure. La traduction française en avait été publiée en 1988 dans une collection dirigée par Jean-Yves Lacoste, que je secondais. Lorsque les Presses Universitaires de France l’ont rééditée en 2007, l’éditeur, le regretté Michel Prigent (m. 2011) m’a fait l’honneur de me demander une préface.

Je n’ai eu la chance de rencontrer Joseph Ratzinger/Benoît XVI qu’une demi-douzaine de fois : d’abord en 1975, à Munich, pour la première réunion internationale de Communio. L’édition allemande avait organisé une sorte de disputatio où il répondait aux représentants des éditions déjà existantes : un italien, un espagnol, un américain, un croate, et moi-même. Dans la même ville en 1977, je viens de le raconter. Puis à Paris, lorsque, en 1983, il était venu prononcer une conférence sur la catéchèse qui n’a pas fait plaisir à tout le monde clérical... A nouveau à Paris, fin 1999. Avec quelques amis, dont surtout Cyrille Michon, nous avions organisé un colloque international sur la signification de ce que l’on allait célébrer en grande pompe, cet an 2000 dont on ne se demandait pas à partir de quel événement au juste on le datait. On a donc pu assister à une scène d’une ironie au fond très drôle : le chef du Saint-Office parlant dans le sanctuaire sorbonicque de la laïcité et administrant (sans le savoir) une leçon de rigueur universitaire—un exposé articulé, argumenté, appuyé par des citations soigneusement référencées, etc.—qui tranchait sur certains morceaux de bravoure quelque peu échevelés que le beau linge venait de nous faire subir. Encore à Paris, quand, Pape, il a parlé aux Bernardins en 2008. Là aussi, je n’ai pu retenir un sourire devant la façon dont il prenait gentiment à contre-pied la fine fleur de l’intellectualité parisienne en parlant des sources monastiques de la culture européenne. À Rome, lorsque j’ai eu l’honneur de recevoir de ses mains, en 2012 le prix qui porte son nom. La dernière fois que j’ai pu lui parler, c’était en septembre 2013, après une session à Castelgandolfo où j’avais dû prononcer deux exposés (dans le même après-midi : ouf!) devant un double public : ses anciens assistants et doctorants, d’une part, et d’autre part les gens plus jeunes qui écrivent des thèses sur sa théologie. Le Pape désormais émérite était déjà retiré dans un couvent mussé dans un coin du Vatican. Nous avons conversé trois quarts d’heure, d’un peu tout, par exemple de l’islam, vu ma spécialité universitaire.

Ce que Joseph Ratzinger/Benoît XVI représente pour moi ? Eh bien tout simplement un modèle. Comme je ne suis pas clerc, mais simple laïc, je ne parlerai pas des décisions qu’il lui a fallu prendre en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, à plus forte raison comme Pape. Disons simplement que, en toute incompétence, il me semble qu’il n’a jamais commis de grosses bourdes. En revanche, je me sens plus à mon aise dans le rôle du critique, là où il s’agit d’apprécier des productions intellectuelles. Ainsi donc, les écrits de Joseph Ratzinger/Benoît XVI sont pour moi l’exemple d’une très vaste culture mise au service d’une parfaite probité intellectuelle et exprimée dans un style limpide. Il y affronte avec lucidité les problèmes de notre temps, non la surface chatoyante dont les médias font leur fond de commerce, mais les tendances profondes qu’il faut avoir la patience d’aller déterrer. Il montre que la foi chrétienne nous permet d’y faire face. 

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31 décembre 2022, 15:12