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Joseph Ratzinger/Benoît XVI: l’exigence de la vérité

“Coopérateurs de la vérité” : la devise épiscopale, puis papale, que Joseph Ratzinger se choisit témoigne de qui fut la passion et l’exigence de toute sa vie. Jean-Luc Marion, éminent philosophe français et fin connaisseur de la théologie ratzingérienne, revient sur cet héritage – sans doute le plus important - que laisse Benoît XVI à l’Église.

Manuella Affejee – Cité du Vatican

Philosophe et théologien, Jean-Luc Marion est membre de l’Académie française, lauréat du prix Ratzinger 2020.

La vie de Joseph Ratzinger/Benoit XVI fut tout entière habitée par la vérité. Quel regard portez-vous sur cette exigence qui l’anima ?

Cette concentration sur la question de la vérité vient du fait que nous sommes dans une crise de la vérité. C’est devenu un thème récurrent des polémiques politiques, mais en fait, cela correspond à une situation philosophique plus ancienne qui est celle du nihilisme où la vérité n’est qu’une valeur. Comme dirait Nietzche, la vérité est la valeur de ce que l’on peut supporter. Il y a donc des vérités insupportables, des vérités qu’on refuse, parce qu’on ne peut les tolérer. La vérité est donc comprise à l’intérieur de l’opinion, et non pas l’inverse.

Cette situation, nul autre qu’un Allemand né durant la première moitié du XXe siècle était mieux placé pour l’éprouver. Pour Ratzinger, qui a connu le nazisme et tout ce qui s’est ensuivi, la vérité devenait une perle rare qu’il fallait conquérir. En ce sens, Joseph Ratzinger, affrontant le nihilisme et la valorisation – c’est-à-dire la dévalorisation - de la vérité s’est retrouvé dans une position que je qualifierais d’augustinienne, selon laquelle il faut aimer la vérité pour la connaitre. Saint Augustin insiste beaucoup sur le fait que la vérité peut être haïe, détestée et combattue, surtout lorsqu’elle met en cause celui qui la connait, lorsqu’elle devient accusatrice. A ce moment-là, elle éclaire le monde et met en accusation celui qui connait, grâce à elle, le monde. Et il y a toujours un moment où la vérité rejaillit, si je puis dire, sur celui qui en bénéficie. C’est à ce moment que se met en place la haine de la vérité. Dans ce cas, il faut aimer plus la vérité que ses propres erreurs et que soi-même. Contrairement à ce que la philosophie a tendance à dire – on connait d’abord et on aime après -, il est des situations dans lesquelles si l’on n’aime pas d’abord, l’on ne reconnaitra pas la vérité. Je pense que c’est exactement cela que Joseph Ratzinger a compris et a voulu faire comprendre : la vérité, il faut l’aimer pour la connaitre et quand on la trouve gênante, elle est l’objet de la haine. Tout ce qu’il a dit sur le relativisme, le scepticisme, le nihilisme, s’explique, à mon avis, par cette conviction profonde.

Vérité et foi sont indissociables, Ratzinger l’a souligné à plusieurs reprises. La crise de foi actuelle que l’on constate dans notre monde contemporain – particulièrement en Occident – correspond-elle à cette crise de la vérité dont vous parliez au début de cet entretien ?

Oui, mais la question est de savoir de quelle foi on parle. L’acception habituelle de la foi est de dire que l’on croit quand l’on ne sait pas. Dans le débat des Lumières et de l’enseignement chrétien, les deux camps se mettent d’accord pour dire : « ou bien on sait et on n’a pas besoin de croire, ou bien on croit parce qu’on ne sait pas ». C’est évidemment une conception superficielle. Je dirais donc que (…) la crise de la foi et la crise de la vérité vont ensemble. Elles ne se contredisent pas, ce n’est pas un jeu de balance.

On note une confusion sur les termes. D’un point de vue chrétien, la foi n’est pas une manière de ne pas savoir et d’avoir pourtant des convictions, c’est une manière de voir ce qu’on ne peut pas voir complètement. La foi consiste à savoir par avance. C’est pour cela qu’elle est liée directement à l’espérance. Donc, le chrétien n’est pas quelqu’un qui doute. Je pense que Ratzinger n’aurait pas accepté cela. Il se serait indigné avec cette idée que la foi est d’autant plus la foi qu’elle accueille le doute, etc. Non. La foi anticipe, elle ne doute pas ! Elle est sûre de ce qu’elle croit. Elle est sûre de celui en qui elle a mis sa confiance. Donc, il y a une crise de la vision de la vérité – dans son évidence pleine et entière – et une crise de la vision de foi par anticipation. Je crois que Joseph Ratzinger n’était pas quelqu’un habité par le doute. Il a subi l’épreuve du nihilisme, mais pas l’épreuve du doute.

« Ce n’est que par la vérité que l’homme devient libre », disait Benoît XVI. Est-ce à dire que la liberté de l’homme est, in fine, le but ultime de la vérité ?

Cela veut dire que la liberté de l’homme est un des fruits de la vérité. Il y a cette idée de dire que, quand je suis dans une situation difficile, je peux mentir et me mentir à moi-même, parce que c’est la manière la plus efficace et la plus rapide d’être libre. Je me défais de la contradiction, par un mensonge. A ce moment-là, je suis encore moins libre car je suis prisonnier de ce mensonge que je veux cacher aux autres et à moi-même, Donc, la vérité est ce qui simplifie considérablement la situation et qui, du coup, me rend libre. Je ne peux pas être libre dans le mensonge. Et si nous sommes si peu libres, c’est parce que nous avons trop menti.

Proclamer la vérité, la défendre à contre-courant, c’est ce à quoi nous invitait Joseph Ratzinger. Qu’est-ce que cela implique pour le croyant ?

Bien sûr qu’il faut défendre la vérité, mais je pense que la conviction de Benoît XVI – basée sur cette phrase de saint Jean, “la vérité vous rendra libre” -, c’est qu’on ne défend pas la liberté, car c’est elle qui nous défend. C’est un peu différent. Tant que je reste dans la vérité – pour autant que je la connais -, tant que je ne la fuis pas, quelque dérangeante qu’elle soit, je suis beaucoup plus libre que si je me mens à moi-même et aux autres.

Quand vous êtes nihiliste, vous pensez que tout dépend de votre évaluation des choses, Donc, si le mensonge vous semble plus convenable, vous direz que c’est la vérité et cela ira très bien ainsi. Mais alors vous êtes sans appui, rien ne tient. Tandis que si vous admettez la vérité - encore une fois quelque dérangeante qu’elle soit -, alors vous êtes en position de force car vous êtes soutenu par elle. Reconnaitre la réalité, reconnaitre la vérité, c’est mettre les pieds sur un sol fiable. Si on marche sur le mensonge, on se trouve sur des sables mouvants.

C’est pourquoi que je dirais que nous ne défendons pas la vérité : c’est elle qui nous défend.

Cela veut donc dire que la vérité est une personne…

Dans l’histoire de l’humanité, beaucoup de grands esprits ont dit : “je dis la vérité”, “voici la vérité”, “j’enseigne la vérité”… Jésus est sans doute le seul à avoir dit : “je suis la vérité”.

Que la vérité soit quelqu’un, c’est une proposition profondément étrangère à la philosophie. C’est propre à la Révélation chrétienne. La vérité est quelqu’un. C’est d’ailleurs pour cela qu’on peut aimer la vérité. Qui est la vérité et non qu’est-ce que la vérité : voilà ce qui fait la différence entre la philosophie et la pensée chrétienne.

A l’occasion de la venue de Benoît XVI en France, en 2008, vous aviez écrit une tribune, intitulée : “Ce que Benoît XVI nous demande”. A mon tour de vous retourner la question : que nous demande-t-il maintenant ?

Benoît XVI nous demande de ne pas nous résigner à suspendre notre exigence de la vérité, de ne pas céder à ce qu’il appelait le relativisme –  et que je nomme plutôt nihilisme. Ce n’est pas parce que nos esprits sont obscurcis par ce brouillard profond que le soleil a cessé de briller. Le torrent boueux qui obscurcit l’horizon ne le bouche pas, finalement. Dieu est plus grand que notre aveuglement.

Qui fut Joseph Ratzinger pour vous ?

C’est d’abord un très grand théologien. Son livre Jésus de Nazareth est un tournant dans l’histoire de l’interprétation du Nouveau Testament et dans celle de la méthodologie de l’exégèse biblique.

Ratzinger a aussi été le premier Pape depuis longtemps à avoir affirmé que Dieu, non seulement est l’Être, mais qu’Il est Amour. L’encyclique Deus Caritas Est est un évènement considérable ! Car penser toute la question de la Rédemption à partir de l’Agapè inconditionnel de Dieu, est, en un sens, une nouveauté dans le catholicisme moderne - bien qu’il n’y ait rien de plus ancien -, puisque l’on avait mis en place jusqu’ici une théologie fondée sur l’acte d’Être, sur Dieu créateur – ce qui est absolument vrai, naturellement - mais qui n’est peut-être pas le fond de l’affaire !

Deus Caritas Est – qui est pour moi un très grand texte – insiste également sur le fait qu’il n’existe pas deux amours mais que l’Eros et l’Agapè n’en font qu’un, ce qui est une position traditionnelle.

Ce sont là des points absolument décisifs. Et c’est pourquoi la pensée pontificale de Joseph Ratzinger restera dans l’Histoire.

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31 décembre 2022, 15:17