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Des soldats de la Karen National Liberation Army après un raid à Myawaddy, le 15 avril dernier. Des soldats de la Karen National Liberation Army après un raid à Myawaddy, le 15 avril dernier. 

Birmanie, l'armée «en danger» après 3 ans de guerre

À l’issue de l’audience générale, le Pape a invoqué mercredi l'intercession de la Vierge Marie, afin que le Seigneur accorde la paix au monde, en Terre sainte, en Ukraine ou en Birmanie, un pays visité par François en 2017 et que le Saint-Père n’oublie pas. Si la situation des Rohingyas, musulmans apatrides et persécutés, lui tient à cœur, c’est aujourd’hui tout un pays qui souffre, depuis le coup d’état du 1er février 2021. Analyse avec Johanna Chardonnieras, coordinatrice d'Info Birmanie

Entretien réalisé par Marie Duhamel - Cité du Vatican 

Le 1er février 2021, la junte a mis fin à une parenthèse démocratique de 10 ans, non sans opposition. Le putsch a été suivi par un immense mouvement de protestation et de grève, dans les villes notamment, et par une répression exercée par la junte. Plus de 4 900 personnes auraient été tuées dans le camp de la dissidence, estime un groupe local de surveillance, qui a également dénombré quelque 26 000 arrestations. Des jeunes Birmans ont pris alors les armes pour former les People’s Defense Forces, et rejoindre des groupes ethniques armés actifs depuis plusieurs décennies contre les militaires.

Après trois ans de conflit, les raids aériens menés par l’armée et les combats au sol ont entrainé un véritable exode. À l’approche de la saison des pluies, et alors qu’une importante chaleur s’abat actuellement sur le pays, les Nations unies s’alarment de la situation sanitaire des 2,7 millions de personnes, dont un tiers d’enfants, déplacées par la guerre. Près de la moitié d’entre eux aurait fui ces 6 derniers mois, depuis le début d’une offensive de grande ampleur lancée par une alliance de groupes armés dans l’État Shan, au nord du pays, à la frontière avec la Chine. Celle-ci a considérablement affaibli la junte. Johanna Chardonnieras est coordinatrice d’Info Birmanie.

Obligée d’intervenir sur plusieurs fronts, dans quel état se trouve l’armée birmane aujourd’hui?

L'armée est vraiment en difficulté, plus qu'elle ne l'a jamais été depuis sa création. Elle se bat actuellement pour sa survie. Elle a perdu le contrôle de ses frontières, car même les points sous son contrôle, le sont de façon très relative. Et c'est une perte énorme de revenus aussi pour la junte, et potentiellement aussi, à terme, une perte de soutien politique des pays voisins. Par ailleurs, on voit que la perte de territoire de la junte, qui contrôle désormais moins de 30% du pays de façon stable, s’est traduit par une quantité de bombardements aériens croissante. 26% des bombardements aériens depuis le coup d'État ont eu lieu durant les 90 premiers jours de 2024. L’an dernier, on était à 50 attaques aériennes par jour en moyenne, sans compter les mitraillettes fixées sur des hélicoptères. Aujourd’hui, ces frappes augmentent de manière croissante, avec l’appui d’une chaîne internationale qui fournit du carburant pour l’aviation ou des pièces de maintenance et des avions. Mais si l’armée est en danger, elle n’est pas tombée pour autant. Elle lance d’ailleurs des contre-offensives, comme sur la ville de Myawadie (ndrl dans l’État Karen, au sud du pays), qu'elle a réussie en partie à reprendre.

Vous dites qu'elle est en train de se battre pour sa survie, mais quels sont ses moyens?

La junte survit grâce à ses ressources. C'est un véritable cartel -ce qui explique le recourt au mot «junte»- très infiltré dans l'économie birmane, et dans à peu près tous les secteurs, du textile à la vente d'alcool, en passant par les cigarettes, le transport, la logistique. La junte s'est infiltrée dans tous les pans de l'économie birmane. Elle arrive à avoir des revenus également grâce aux ressources naturelles du pays, comme le gaz, le pétrole, les pierres précieuses ou le teck, et ce malgré les sanctions.

Donc elle dispose de revenus, mais en termes de main d'œuvre? Ses troupes sont-elles suffisamment importantes pour pouvoir renverser la donne et reprendre le contrôle de la situation?

Avant même l'activation de la loi de 2010 sur la conscription militaire, l’armée procédait à des conscriptions forcées. Lorsqu’elle traverse des villages, elle se choisit des porteurs pour aider à la logistique. Ce sont des personnes à qui elle ne fournit pas d’armes. En février dernier, la loi sur le service militaire forcé (ndlr: d’au moins deux ans pour les hommes entre 18 et 35 ans et les femmes entre 18 et 27 ans) a été activée avec quelques mois d’avance. Elle est donc en application et on voit, par exemple à des check-points, la junte arrêter des jeunes hommes, et décider qu’ils vont travailler pour elle. Il y a des quotas qui se mettent en place, par ville et par village, de jeunes hommes qui vont devoir rejoindre l'armée, avec des administrateurs militaires qui parcourent les maisons pour mettre à jour les listes des habitants par domicile et savoir combien de jeunes vivent dans chaque habitation. Ces administrateurs ont par ailleurs été la cible de nombreuses attaques des Forces de défense du peuple, qui cherchent à les assassiner pour limiter leur capacité à conscrire les jeunes birmans. Malheureusement, c'est quasi impossible de limiter cette capacité, car lorsque la junte rentre dans un village, elle va prendre des hommes dans la majeure partie des cas, ne serait-ce que pour son transport. Pour les personnes qualifiées, comme les médecins, les ingénieurs, ils ont encore plus de chances d'être conscrits, y compris les femmes travaillant dans ces domaines. Ces conscriptions forcées ont entraîné une fuite massive de la population birmane, notamment des jeunes. On a vu un afflux de personnes arriver pour faire la queue dans l’espoir d’obtenir un passeport. Les gens se pressaient notamment à la frontière avec la Thaïlande. Ce phénomène a poussé la junte à interdire les jeunes hommes birmans à partir avec des permis de travail. (ndlr: ils seraient actuellement 4 millions à travailler à l’étranger). Il y a aujourd’hui une interdiction de recrutement imposée aux agences de travail concernant ces jeunes hommes. Elle est entrée en vigueur la semaine dernière.

Pourquoi fuir selon vous? Est-ce que c'est par peur des combats ou est-ce que c'est un acte de résistance?

C'est une partie des deux évidemment. Il y a à la fois une partie de résistance: partir c’est refuser de travailler pour la junte, mais il y a énormément de peur évidemment de cette jeunesse Birmanie, prise en étau notamment dans les grandes villes du pays qui sont relativement encerclées. On ne passe pas facilement des grandes villes du pays aux zones de résistance. Il y a une ligne de front à passer, ce n'est pas évident. Il y a beaucoup de checkpoints.

Il semble cependant que cette loi sur la conscription se retourne en partie contre la junte. De nombreux groupes armés ethniques ont annoncé avoir massivement accueilli des nouvelles recrues. Du fait de cette loi, des jeunes ont décidé que s'ils devaient se battre, ça serait contre l'armée et pas pour l'armée. Ils ont ainsi fait le choix de rejoindre récemment les groupes armés ethniques.

Et comment est-ce que la junte se comporte par rapport aux Birmans qui sont déjà en dehors du pays?

La situation pour les Birmans en dehors du pays dépend évidemment de leur profil, de leur compétence et du pays dans lequel ils sont. On remarque en revanche dans à peu près tous les pays, que les ambassades de la junte se refusent désormais de renouveler les passeports des personnes qui ont été politiquement actives. Donc c'est une forme de répression par le droit administratif. Par exemple, un jeune birman se trouvant en Thaïlande légalement et qui a participé à des manifestations, va se retrouver désormais dans l'impossibilité de renouveler son passeport et donc d'y apposer un visa. Pour renouveler son passeport, la junte va lui demander des adresses de membres de sa famille en Birmanie mais aussi de signer un papier comme quoi il ne s'engagera plus dans la politique contre la junte. Cette pratique provoque la disparition du paysage politique public de plus en plus de personnes.

Dans d'autres pays, comme par exemple les pays de l'Union européenne qui vont reconnaître le droit d'asile, on a des Birmans qui étaient en France depuis des années qui se retrouvent à demander l'asile aujourd’hui parce qu'ils refusent de donner à la junte l'adresse de leur famille au pays et de payer des sommes souvent démesurés pour obtenir un passeport.

Par ailleurs, la junte a mis en place une taxation sur les revenus que les Birmans ont gagné à l'étranger. Ainsi lorsqu’ils veulent renouveler leur passeport, si un visa de travail y est apposé, la personne se retrouve contrainte de payer cette taxe. Beaucoup de Birmans refusent de le faire et quand ils en ont la possibilité, ils demandent l'asile. Dans les pays où cette possibilité n’existe pas, leur situation est beaucoup plus fragile. C’est le cas en Thaïlande, le pays qui accueille le plus de Birmans au monde.

Enfin, on a aussi d'autres formes d'attrition, notamment il y a des cas de refus d'enregistrement des nouveau-nés. Les ambassades ou les consulats birmans vont demander aux parents de retourner au pays pour enregistrer leur enfant pour qu'il ait la nationalité birmane. Évidemment ce sont généralement des familles qui ont eu au moins par le passé des implications politiques, et donc qui ne peuvent pas retourner sans risque en Birmanie.

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10 mai 2024, 16:12