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Réunion publique de la Ciivise à Paris le 21 septembre 2022. Réunion publique de la Ciivise à Paris le 21 septembre 2022.   (AFP or licensors)

Les préconisations de la Ciivise pour protéger les enfants victimes de violences sexuelles

En France, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année. La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, instituée par le président Emmanuel Macron après l’affaire du politologue Olivier Duhamel en janvier 2021, a rendu public son rapport ce vendredi 17 novembre. Vatican news - Radio Vatican décrypte les préconisations de ce rapport avec Nathalie Mathieu, co-présidente de la Ciivise.

Entretien réalisé par Marie Duhamel - Cité du Vatican 

Ce vendredi 17 novembre, la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a remis son rapport final au gouvernement français, à la secrétaire d’État en charge l’Enfance. Lancée par le président Emmanuel Macron après les échos retentissants qui ont suivi la publication, en janvier 2021, du livre de Camille Kouchner sur l'inceste, La Familia grande, cette commission a travaillé pendant trois ans pour recueillir le témoignage de 30 000 victimes.

En France, quelque 5,4 millions de personnes seraient concernées par des violences sexuelles subies dans leur enfance. Chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles, commises à 95% par des hommes. Pour protéger les enfants des pédocriminels, la commission a formulé 82 recommandations de politiques publiques, comme par exemple le remboursement de la prise en charge psychologique des enfants ou la levée de la prescription dans les cas de viols. Vatican news – Radio Vatican s’est entretenu avec Nathalie Mathieu, co-présidente de la commission Ciivise.

Entretien avec Nathalie Mathieu, la co-présidente de la commission Ciivise.

 

Combien de personnes en France ont subi des violences sexuelles dans l’enfance, et quels sont les profils des agresseurs ?

On estime à peu près à 5,4 millions de personnes concernées par des violences sexuelles subies dans l'enfance, soit 3,9 millions de femmes et 1,5 million d'hommes. C'est donc très massif. Dans 95 % des cas, l'agresseur est un homme. Et comme les violences sexuelles incestueuses sont les plus nombreuses, il s’agit d’un homme de la parenté, c'est-à-dire un oncle, un père, un beau-père, un grand-père.... Cet homme peut également appartenir à d’autres sphères de la vie de l'enfant: une personne liée à l'Église, au monde du sport, à l’école ou au centre de loisirs.

Votre démarche consiste à proposer des moyens pour protéger les enfants. Avant tout, comment faire pour repérer les victimes?

Pour repérer les victimes, il faut déjà être vigilant à tous les signaux dont elles témoignent et que l’on connaît: la scarification, les tentatives de suicide, les troubles alimentaires, les troubles du sommeil, les maladies somatiques...

L'enfant peut parfois essayer de parler, de dire des choses à sa manière. Il faut donc avoir une écoute très attentive et ne pas essayer de minimiser les faits ou de penser que l'enfant fabule, qu’il se trompe ou qu’il a mal interprété certains gestes. C'est souvent la réaction première que reçoivent les enfants qui essayent de parler. Il faut être très attentif à ce qu’ils peuvent dire.

Ensuite, pour les enfants qui ne parlent pas, il faut aller vers eux et leur poser directement et régulièrement la question «Es-tu ou as-tu été victime de violences sexuelles?». Sans cette question, il ne va pas de lui-même aborder le sujet. Pour cette raison, dans nos préconisations, nous parlons beaucoup de "questionnement systématique".

 

Dans les cas d’inceste, ce questionnement est difficile. Doit-il être fait par des personnes extérieures? Doivent-elles être spécifiquement formées à ça?

Ce sont des questions qui peuvent être posées par la famille, si l’enfant fréquente des centres de loisirs ou des colonies de vacances. Il faut surtout être attentif aux signaux. Par exemple, quand on voit un enfant qui jusqu’à présent allait très facilement chez sa nounou, mais qui commence à rechigner à y aller, à pleurer et à faire des cauchemars, il faut se demander quelle est la raison de ce changement de comportement.

La famille doit être vigilante et très présente, également quand l'agresseur est dans le cercle familial ou dans le cercle de confiance de l'enfant. L’agresseur peut être le grand-père ou l'oncle que les parents ne soupçonnent pas.

Après, dans les autres sphères, effectivement, on parle de professionnels. Par exemple, dans le domaine de la médecine scolaire, qui est malheureusement un secteur assez démuni. Les postes d'infirmiers, de médecins scolaire, d’assistantes sociales scolaires sont très importants. Ce sont des personnes à l'écoute de ce que les enfants peuvent dire ou manifester, dont le rôle est de se préoccuper de ces sujets que les enfants ne vont pas aborder d’eux-mêmes.

On sait que lors des agressions sexuelles, le corps de l’enfant est agressé, mais sa parole aussi. L’agresseur va souvent, explicitement ou implicitement, imposer le silence à l'enfant. L’enfant sait que s’il parle, il va rompre ce silence et donc rompre un secret qu’on lui a imposé.

Comment est-ce qu'on éloigne les bourreaux de leurs victimes, en particulier dans le cadre familial?

On commence par porter plainte, et puis ensuite, on coupe tous les liens avec le bourreau. Dans le cas d’un oncle ou d’un grand-père, on arrête de voir cette partie-là de la famille. Et puis on fait attention aussi quand l'enfant part en vacances chez les cousins, etc. Dans les réunions de famille, il est très important de l'éloigner complètement de cet agresseur car, à chaque fois qu'il est en présence de son agresseur, son psychotraumatisme se réactive.

C'est pour cela que l’on préconise de suspendre l'autorité parentale pendant l'enquête et de retirer systématiquement, en cas de condamnation de l’un des parents, l'autorité parentale sur son enfant. Il faut les séparer car souvent les faits sont niés par le parent ou le conjoint. Malheureusement, l’enfant n’est souvent pas cru au sein de sa propre famille. Pourtant, les études montrent que c’est très rare qu’un enfant mente sur des sujets pareils. Comment voulez-vous qu'un enfant de six, sept ou huit ans invente des faits sur lesquels de toute façon il n'a pas les informations? Il n'a même pas les mots pour les décrire.

La stratégie de l’agresseur consiste souvent à nier et à dire que c’est l’enfant qui a mal compris les gestes. Mais dans le doute, on protège l’enfant, c’est indispensable. Sinon, l’enfant continue à ne pas aller bien, car on ne prend pas en compte le fait qu’il ait subi une agression, et il perd toute confiance dans la capacité des adules à le protéger.

Comment faire en tant que parents lorsqu’il s’agit d’une agression entre frères et sœurs d’une même famille?

Même si c'est des faits entre mineurs, on va porter plainte, c'est très important de toujours rappeler le cadre de la loi. Ensuite, on s'organise au sein de la famille. L’enfant qui a commis l’agression peut être pris en charge par un autre groupe familial, chez des cousins, chez un oncle, une tante ou ses grands-parents. Ce qui est très important, c'est que, comme c’est souvent le cas, la victime ne soit pas écartée de la famille. Cela envoie un message quand même assez paradoxal: tu es la victime, mais tu es puni car on te retire de ta famille. On protège l’enfant victime et on le sépare de l’agresseur.

Il faut protéger mais aussi guérir les victimes. Qu'est-ce qui permet de guérir? Est-ce qu'il faut aussi que le bourreau soit puni? Est-ce que ça nécessite aussi un accompagnement psychologique?

Ce qu’on propose dans notre document, c’est l'instauration d'un parcours de soins spécialisés en psycho-trauma, accessible à l'ensemble des enfants concernés et aux adultes qui ont subi ces agressions dans leur enfance et qui n'en ont pas bénéficié jusqu'à présent. Aucun chemin de reconstruction n'est possible si on n'a pas commencé par guérir ce psycho-trauma. Il faut donc instaurer un nombre de praticiens suffisamment important et répartis géographiquement pour que tout le monde puisse y avoir accès, et être pris en charge financièrement. Il existe encore une inégalité de traitement entre les victimes, entre celles qui ont les moyens de se payer ces soins et les autres. C'est un manquement de protection que l'enfant a subi, c'est donc à la société de réparer ça. C'est pourquoi on préconise un parcours de soins spécialisés avec une trentaine de séances, adaptables et renouvelables en fonction des situations.

Ensuite, vient le rappel de la loi avec la condamnation des agresseurs. Aujourd’hui, beaucoup de victimes préfèrent ne pas entamer de procédures judiciaires, sachant à quel point elles sont éprouvantes et finalement assez décevantes pour la plupart d'entre elles. Il faudrait que la justice modifie ses pratiques, en étant tout d'abord plus rapide. Attendre cinq, six, parfois dix ans pour le prononcé de la peine, c’est beaucoup trop long pour une victime, d’autant plus que les phases de la procédure sont difficiles à vivre: les confrontations, les examens médico-légal…

Enfin, il faudrait que la justice prenne davantage en compte la parole de l'enfant et qu’elle revoit ses pratiques, notamment en termes de preuves. La justice devrait se mettre davantage à hauteur d'enfant pour qu'il y ait davantage de personnes qui portent plainte. 

 

Il y a un autre point sur lequel vous insistez aussi, c'est la levée de la prescription. Pourquoi est-ce si important?

C’est très important d'une part pour justement éviter que trop d'agresseurs continuent à se croire intouchables. D’autre part, on connait désormais le phénomène de l’amnésie traumatique vécue par certaines victimes, où le cerveau de l’enfant va d’une certaine manière lui commander d’oublier les faits et les enfouir au fond de sa mémoire pour ne pas s’en rappeler. C’est un moyen pour lui de continuer à vivre sa vie. La sortie de cette amnésie se fait parfois dix, vingt, trente ans après les faits, à la suite d’une thérapie, d’un événement familial ou personnel. Au bout d'un moment, la mémoire craque et les souvenirs remontent. Quand l'ensemble des faits sont reconstitués et que la victime réussit à comprendre ce qui lui est arrivé, les faits sont souvent prescrits. C’est pour cela que l'imprescriptibilité est aussi un moyen d'assurer pour l'ensemble des victimes la possibilité, à n'importe quel moment, d'aller porter plainte sur ce qui lui est arrivé dans son enfance.

On sait que la Ciivise est censée s'arrêter fin décembre. Comment être sûr que ce que vous préconisez aujourd'hui ait un suivi?

C’est toujours un risque, pour tout travail de commission de voir que ses préconisations ne sont pas suivies. Ce vendredi matin, nous avons remis officiellement le rapport à la secrétaire d'État à l'Enfance, qui nous a bien sûr assuré que les préconisations allaient rentrer dans la feuille de route du gouvernement et allaient être mises en œuvre par les différents ministères concernés. On demande à ce que la Ciivise soit partie prenante dans la mise en œuvre des préconisations et le suivi de cette mise en œuvre. On pense que la Ciivise a encore un rôle à jouer.

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18 novembre 2023, 13:21