Recherche

La laure des Grottes de Kiev, le 13 mars 2023. La laure des Grottes de Kiev, le 13 mars 2023.   (ANSA) Les dossiers de Radio Vatican

Crise à la Laure des Grottes de Kiev, le statut trouble de l’Église orthodoxe ukrainienne

Le versant religieux de la guerre en Ukraine se cristallise dans la capitale du pays, plus précisément dans le plus ancien monastère ukrainien, où se pose entre autres la question de la liberté religieuse à l'aune de la guerre.

Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican

La Laure des Grottes de Kiev et ses iconiques dômes d’or surplombant le Dniepr, site orthodoxe le plus sacré du pays, a vu son bail délivré par l’État ukrainien expirer mercredi 29 mars. Le monastère aux 25 hectares est affilié à l’Église orthodoxe ukrainienne, séparée depuis mai dernier du Patriarcat de Moscou et de toutes les Russies. 

Problème, parmi les deux cents moines qu’il abrite, certains sont suspectés d’être demeurés fidèles à la Russie. S’ensuivent depuis le début de l’hiver des perquisitions et soupçons d’espionnage pour le compte de Moscou. Jusqu’à poser le délicat problème de la liberté religieuse en Ukraine en temps de guerre. Le 23 mars dernier, les Nations unies ont mis en garde Kiev contre des discriminations à l’égard de ces moines.

Une zone grise de plus dans le mille-feuille de l’orthodoxie slave que nous décrypte Kathy Rousselet. Auteur chez Salvator de «La Sainte Russie contre l’Occident», la chercheur au CERI de Sciences Po, spécialiste des mondes russe et caucasien, nous explique les raisons des pressions exercées sur cette Laure.

Entretien avec Kathy Rousselet, directrice de recherche à Sciences Po CERI

Que reproche l’État ukrainien à la Laure des Grottes de Kiev, pourquoi est-elle la cible depuis plusieurs mois de pressions et perquisitions?

Il a d’abord reproché à la Laure de contribuer à diffuser un discours impérial pro-russe qu’on ne peut plus entendre aujourd’hui en Ukraine. Par ailleurs, l’higoumène Pavel à la tête de la Laure des Grottes de Kiev est apparu plusieurs fois comme un soutien de la Russie. Cela montre toute la complexité de la situation dans ce monastère où certains de ses membres ont une vision pro-russe, d’autres pas du tout. Ce que je pense surtout est que comme le pouvoir ukrainien veut promouvoir une Église nationale, cette Église orthodoxe d’Ukraine déclarée autocéphale en 2019, il est inenvisageable pour lui que la Laure de Kiev, propriété de l’État ukrainien, soit aux mains d’une Église que les autorités ukrainiennes considèrent comme appartenant à l’ennemi. Le prétexte pour expulser les moines et annuler le bail accordé, c’est la construction jugée illégale sur les territoires du monastère, propriété de l’État, de 36 bâtiments par l’Église orthodoxe ukrainienne.

 

Pourtant, cette Église orthodoxe ukrainienne a officiellement rompu ses liens avec Moscou en mai 2022. L’État ukrainien en prend-il acte? 

Les autorités ukrainiennes considèrent que cette Église comprend encore des hiérarques diffusant la pensée du monde russe. Il est évident que la très grande majorité de cette Église orthodoxe ukrainienne ne soutient pas Moscou. C’est vrai qu’elle a déclaré son indépendance par rapport Moscou lors du Saint-Synode de mai 2022, qu’à l’automne, elle avait décidé de faire elle-même son saint-Chrême, mais le statut de cette Église reste indéfini. La notion d’indépendance dont parle le synode du 27 mai n’existe pas dans le droit canonique orthodoxe. Pour le Patriarcat de Moscou, cette Église lui appartient encore.

En janvier 2023, dans la crainte d’une interdiction de ses activités, une partie du clergé a demandé des éclaircissements à son épiscopat et au Saint-Synode sur le lien avec Moscou; savoir quels documents avaient été envoyés à Moscou pour déclarer cette indépendance. Ce statut indéfini rend cette Église extrêmement fragile. Je précise aussi que l’éparchie de Lougansk, la région séparatiste, avait refusé la décision du Saint-Synode de mai dernier, décidant en juin 2022 de suspendre la commémoration du métropolite Onuphre, à la tête de l’Église orthodoxe ukrainienne.

Il faudrait voir comment cette Église orthodoxe ukrainienne pourrait évoluer. Pourrait-elle se voir accorder l’autocéphalie, mais par qui? Par Moscou, cela paraît totalement inenvisageable, par Constantinople, pas plus, car elle a déjà accordé l’autocéphalie à l’Église orthodoxe d’Ukraine. Certains émettent l’idée d’un exarchat du Patriarcat de Constantinople, mais les choses restent floues et cette Église orthodoxe ukrainienne a un statut indéterminé. Certains rêvent d’une Église unifiée. Certains prêtres de l’Église orthodoxe ukrainienne sont passés dans l’Église orthodoxe d’Ukraine, mais beaucoup d’entre eux la considèrent encore comme non-canonique. Il y a des espaces de dialogue quand même, mais il est possible que la situation à la Laure radicalise les positions et freine toute tentative de paix entre ces deux institutions religieuses.

Le bail du monastère est arrivé à expiration mercredi, le gouvernement ukrainien assure exclure des évictions forcées. Que joue-t-il par cette décision?  

L’usage de la force contribuerait à donner à l’Église orthodoxe ukrainienne la palme du martyre. Deuxième point, dans un contexte international où l’État ukrainien défend son image de démocratie, ces décisions vont être scrutées de très près. Les déclarations de l’Église orthodoxe ukrainienne affirmant que la décision d’expulsion est illégale peuvent tout à fait ternir l’image d’un État ukrainien défenseur des droits de l’homme. Par exemple, le 24 mars 2023, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a publié un rapport sur les droits de l’homme en Ukraine du 1er août 2022 au 31 janvier 2023. Il y a une section sur la liberté religieuse où il est fait référence à la situation de l’Église orthodoxe ukrainienne. Le Haut-Commissariat se dit préoccupé par le fait que les activités de l’Église orthodoxe ukrainienne pourraient être discriminatoires.

Que représente ce monastère historique en Ukraine? Quelle charge symbolique y a-t-il à «s’y attaquer»?

C’est le plus ancien monastère d’Ukraine, qui compte aujourd’hui plus de deux cents moines. Il a une signification très importante tant pour les chrétiens de Russie que d’Ukraine. Il a été fondé au XIe siècle alors que Moscou n’existait pas encore. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains à Kiev considèrent que le monastère n’a rien à voir avec le Patriarcat de Moscou. Cette Laure a aussi joué un rôle essentiel dans l’histoire de l’Empire russe. De nombreux moines y ont été canonisés et personnages historiques enterrés, comme Piotr Stolypine, le Premier ministre russe sous le tsar Nicolas II. La Laure est aussi le siège de l’Académie théologique et du séminaire de Kiev, un très ancien établissement religieux avec plus de trois cents étudiants. C’est aussi la résidence du métropolite Onuphre. Un monastère fondamental donc à la fois pour l’Église orthodoxe ukrainienne, mais plus largement pour les chrétiens d’Ukraine, de Russie et du Bélarus.

Avant le 24 février 2022, quelles était la teneur des relations entre l’Église orthodoxe ukrainienne liée au Patriarcat de Moscou et le pouvoir ukrainien?

Depuis 2019, lors de la création et l’autocéphalie de l’Église orthodoxe d’Ukraine -différente de l’Église orthodoxe ukrainienne-, des forces au Parlement ukrainien ont cherché à faire interdire les activités de l’Église orthodoxe ukrainienne dépendant du Patriarcat de Moscou. S’agissant de Volodymyr Zelensky, il était assez neutre à l’égard de la question religieuse au début de son mandat. Il considérait d’ailleurs que l’Église orthodoxe d’Ukraine sous le mot fort de Constantinople était une création de Petro Porochenko, son adversaire politique qu’il avait battu en 2019. Les conseillers de Volodymyr Zelensky étaient alors plutôt favorables à cette Église orthodoxe ukrainienne relevant de Moscou. Ils ont ensuite été tous limogés et la position de Volodymyr Zelensky a évolué. Il s’est entouré d’un conseiller affaires religieuses, un sociologue des religions, beaucoup plus favorable à l’Église orthodoxe d’Ukraine comme Église nationale. Il a commencé ensuite à considérer pendant la guerre que la question religieuse était une question politique et sécuritaire importante. Nous connaissons la suite. Le pouvoir a perquisitionné de nombreux monastères et Églises au motif de l’espionnage. Volodymyr Zelensky a annoncé fin 2022 vouloir limiter les activités religieuses liées à la Russie donc il y a là une radicalisation qui s’est opérée pendant la guerre.

L’Église orthodoxe ukrainienne anciennement Patriarcat de Moscou récolte-t-elle des soutiens en Ukraine et hors d’Ukraine?  

Elle est soutenue par ses fidèles. Nous voyons les mobilisations de chrétiens ukrainiens autour de la Laure. Elle a également fait appel à la communauté internationale. Le vice-recteur de l’Académie théologique et du séminaire de Kiev a enregistré un message aux représentants des institutions éducatives religieuses dans le monde, leur demandant de défendre l’académie contre son expulsion de la Laure des Grottes de Kiev. La communauté monastique catholique de Bose a exprimé sa solidarité avec les moines de la Laure. Le pasteur Jerry Pillay secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises a exprimé son inquiétude et sa tristesse au sujet des mesures prises à l’encontre des moines. Le sort de l’Église orthodoxe ukrainienne est scruté par la communauté internationale.

Comment se porte aujourd’hui l’orthodoxie russe, est-elle isolée, renforcée, recomposée?

Elle est éclatée. Il y a cette Église en Russie soumise à l’État. Elle n’a aucune autonomie. Même si elle reste marquée par une certaine pluralité, qui est complètement invisibilisée aujourd’hui par la guerre et l’autoritarisme poutinien. En dehors de la Russie, les institutions religieuses qui dépendent du Patriarcat de Moscou s’en détachent en partie, on le voit en Ukraine. C’est le cas dans les pays baltes, notamment en Lituanie. En Occident, des prêtres ne commémorent plus le patriarche Kirill tout en restant dans l’Église. La paroisse d’Amsterdam a rejoint le Patriarcat de Constantinople. Cette Église orthodoxe russe est affaiblie. Le Patriarche de Moscou reste soutenu par ses alliés historiques, dont le patriarche orthodoxe de Jérusalem. Point notable, l’Église orthodoxe russe continue à se développer en Afrique, en lien avec la politique de l’État russe. Elle y a créé un exarchat sur les terres du Patriarcat d’Alexandrie. Elle cherche encore à se développer, mais cette Église orthodoxe russe a énormément perdu avec la guerre. Avant la guerre, cette Église devenait une Église quasiment globale.

Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici

31 mars 2023, 11:00