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Des Sud-Soudanais pleins d'espoir avant la venue du Pape, notamment. Des Sud-Soudanais pleins d'espoir avant la venue du Pape, notamment.  Les dossiers de Radio Vatican

L’indépendance n’a pas favorisé la libération du peuple au Soudan du Sud

À Juba, le Pape est dans «une position unique » pour inviter à la classe dirigeante à garantir de meilleures conditions de vie pour la population, c’est-à-dire la prospérité, la liberté et la justice promises lors du combat visant à s’émanciper de Khartoum. Miklos Gosztonyi est spécialiste du Soudan du Sud et consultant indépendant dans la capitale sud-soudanaise.

Entretien réalisé par Marie Duhamel – Cité du Vatican

Le Pape rejoint ce vendredi l’archevêque de Canterbury et le modérateur de l’Église d’Écosse à Juba, la capitale du Soudan du Sud; un voyage que tous trois avaient prévu de faire en février 2017 et qu’ils avaient dû annuler pour des questions de sécurité. Une guerre civile, initiée deux ans après l’indépendance conquise au terme de décennies de lutte avec Khartoum, était en cours. Elle oppose des unités rivales de l’armée, minée par des antagonismes ethniques alimentées par des dissensions entre deux anciens combattants de la libération, Salva Kiir et Riek Machar. En 5 ans, près de 400 000 personnes auraient été tuées.

En 2018, un accord de paix a finalement été trouvé et les chefs des Églises chrétiennes - majoritaires au Soudan du Sud - veulent appuyer le processus. En 2019, le président catholique Salva Kiir et son premier vice-président, le presbytérien Riek Machar, sont invités pour une retraite spirituelle au Vatican. François s’était incliné devant eux pour leur embrasser les pieds, faisant ainsi mémoire de la dernière Cène, quand Jésus, désormais à la veille de sa Passion, en lavant les pieds des apôtres, leur a indiqué la voie du service.

C’était il y a 4 ans. Depuis, la mise en œuvre l’accord de paix tarde toujours et, pour encourager ce processus, les chef des trois confessions chrétiennes viennent finalement physiquement à Juba. Dans quel état d’esprit les Sud Soudanais attendent cette visite? Miklos Gosztonyi, spécialiste du Soudan du Sud, consultant indépendant (policy advisor) auprès d'ONG à Juba:

Entretien avec Miklos Gosztonyi

Les gens sont très religieux, et cela suscite un espoir généralisé au sein de la population. Je pense que cela va offrir un moment de joie et d’espoir à une population qui a subi une guerre brutale entre 2013 et 2018, et qui continue à souffrir en raison des crises humanitaire et économique profondes dans le pays. Il y a un espoir généralisé.

Il est à noter que l’indépendance du Soudan du Sud  a permis à la population de vivre dans un état de liberté religieuse qui est remarquable. La guerre d’indépendance contre le Nord (1959-1972 et 1983-2005) a été dans une grande mesure le résultat du fait que, depuis l’indépendance du Soudan en 1956, le gouvernement de Khartoum a essayé d’imposer l’arabe comme langue et l’islam comme religion. Le mouvement de libération du peuple soudanais s’est battu pour le droit à la liberté religieuse, et la grande victoire est que le Soudan du Sud aujourd’hui est un pays où la liberté religieuse est garantie. À Juba, on entend l’appel à la prière des muezzins au petit matin, dans un pays qui s’est libéré d’une volonté d’oppression islamique. Donc je dirais que, sans aucun doute, la grande victoire de l’indépendance est la grande tolérance du pays d’un point de vue religieux.

Par contre, les promesses d ‘une vie meilleure en termes de développement économique, de liberté civile ou politique, de démocratie, n’ont pas été délivrées. Le slogan du mouvement de libération du peuple soudanais durant la guerre d’indépendance était centré sur la justice, la prospérité, et la liberté. Il était question de sortir d’un état qui ne consacrait aucun effort à la délivrance de services publiques à la population dans son ensemble et cela reste la grande dette de l’élite politique du Soudan du Sud. La prospérité est donc loin d’être achevée. Concernant la liberté, on verra si les élections permettront une évolution positive. Enfin sur la justice, il reste beaucoup à faire dans la mesure où pendant la guerre civile, des crimes de guerre très graves ont été commis et qu’il y a peu d’espoir de voir une cour hybride établie, conformément aux accord de paix.

Dans ce contexte, la visite du Pape devrait permettre de relancer un dialogue sur les promesses non tenues de l’indépendance, une question fondamentale et problématique. Le Pape est dans une position unique de pouvoir rappeler et souligner le fait que finalement le grand effort de la guerre de 1983 à 2005 doit encore garantir un futur meilleur pour les habitants du Soudan du Sud. Il ne faut pas oublier que le gouvernement du Soudan du Sud n’investit pas du tout dans les services publics actuellement, tandis que les ressources pétrolières permettent à l’État de maintenir un système de corruption très développé. Toutes les ressources vont à la sécurité, aux renseignements et à l’armée nationale.

Des accords de paix ont été signés en 2018, au terme de cinq ans de guerre qui ont fait au moins 380 000 morts et des millions de déplacés. Peut-on se réjouir du fait qu’ils n’aient pas été dénoncés ?

Les accords de paix ont permis une certaine stabilité dans le pays. La formation d’un gouvernement d’unité nationale a permis au parti au pouvoir, le Sudan People's Liberation Movement, et au principal parti d’opposition, le Sudan People's Liberation Movement-in-Opposition, de mettre fin aux hostilités quotidiennes. Le pays en revanche, sur la plupart du territoire, continue de subir une violence quotidienne. Et, même s’ils sont décrits comme étant des conflits locaux, ils sont directement liés à la politique nationale.

Par ailleurs, on estime que deux tiers de la population, voire plus, vit de l’aide humanitaire. Ce chiffre ne cesse d’augmenter, indépendamment des accords de paix. Il est cependant à noter que c’est pendant la période de conflit armé généralisé que la détérioration de la situation a été la plus importante. Donc, sans les accords de paix, la situation humanitaire serait encore pire aujourd’hui.

En avril dernier, un commandement unifié de l’armée a été désigné. Est-ce un jalon important vers la paix ?

C’est très important, car un accorde paix ne peut tenir sans une force unifiée de commandement, mais ce qui a été accordé reste dans la pratique très limité. Les différents acteurs continent à travailler de manière  plus ou moins indépendante, sans une vraie collaboration politique, stratégique, militaire. Donc l’idée d’une armée intégrée est très loin d’être achevée.

Conformément aux accords de 2018, un gouvernement d’union nationale a été formé. Les deux ennemis d’hier, le président Salva Kiir et son premier vice-président Riek Machar, y sont réunis. Parviennent-ils à collaborer ?

Les accords de 2018 n’ont pas été des accords de paix dans un sens strict. Le groupe armé de Riek Machar a été, pour la plupart, décimé du point de vue militaire entre 2016 et 2018, et Rieck Machar est arrivé à Juba -au poste de premier vice-président- dans une position d’extrême faiblesse. Il n’a eu la possibilité ni de d’imposer, ni de négocier quoique ce soit. Par ailleurs, Salva Kiir depuis 2018 a aussi, de manière très systématique, essayé de réduire encore davantage la position de Riek Machar, en tachant de diviser pour régner.

Soulignons que l’an dernier, le chef de militaire de Riek Machar est entré en rébellion et a décimé les capacités militaires de Riek Machar et le risque que ce dernier peut poser au gouvernement.

Il n’existe donc aucune collaboration. Riek Machar est ignoré par Salva Kiir. Il n’aucune voix et aucune influence notable.

Si Salva Kirr est en position de force, pourquoi n’instaure-t-il pas les institutions nécessaires à un État sud-soudanais opérationnel, comme le stipulent les accords de 2018 ?

Ce qui fait tenir le système politique, c’est le clientélisme politique. À l’issue des accords de paix, on compte cinq vice-présidents, 35 ministres, 550 membres de l’assemblée législative, 10 États et environ 80 comtés. Toutes les personnes qui ont pu se garantir une position dans ce gouvernement ont un intérêt à préserver le statu quo, et aucune des questions substantielles des accords n’a été priorisée. L’établissement d’une cour spéciale de justice pour les crimes de guerre, d’un mécanisme de transparence dans la gestion des ressources financières, ou d’un système politique qui permette des élections générales l’année prochaine n’est pas dans l’intérêt immédiat des acteurs politiques du Soudan du Sud.

Aujourd’hui, la population est-elle en mesure de réagir, alors qu’une crise humanitaire sévit? Selon l’ONU, plus de 7,7 millions de personnes risquent de se trouver en situation d’insécurité alimentaire aiguë d’ici juillet.

Pas du tout. Même ceux qui ont la chance de travailler à Juba -dans l’humanitaire car c’est le seul secteur qui garantit un salaire mensuel- n’arrivent pas à vivre tout en faisant des économies. Ceux qui ont un salaire doivent le répartir à travers leur famille étendue, jusqu’à une trentaine de personnes. Si l’on compare avec le Soudan qui a connu, dans un contexte de crise économique profonde, une révolution des classes moyennes et des classes professionnelles à Khartoum pour protester initialement contre la hausse des prix du pain, au Soudan du Sud, il n’y a aucune capacité des classes professionnelles et moyennes de s’organiser. D’autant que le gouvernement a établi un système de surveillance très développée et qui s’assure que les libertés civile et politique ne trouvent pas la possibilité de se développer dans le pays.

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03 février 2023, 13:17