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La soeur d'un soldat du bataillon Azov à Marioupol, le 12 mai 2022. La soeur d'un soldat du bataillon Azov à Marioupol, le 12 mai 2022.  Les dossiers de Radio Vatican

Les leçons de la guerre en Ukraine

Alors que l'issue d'un conflit à court terme semble lointain, l'invasion russe déclenchée il y a un an pose de nombreuses questions sur la capacité occidentale à comprendre les ressorts du conflit. Une réflexion toujours en chantier. Éclairages de Yohann Michel, chercheur à l’International Institute for Strategic Studies de Berlin.

Olivier Bonnel - Cité du Vatican

Un an après l'agression russe contre l'Ukraine, le conflit est loin d’être terminé et la géopolitique européenne et mondiale, s’en est trouvée bouleversée. Dans la tête de Vladimir Poutine, le conflit devait être de courte durée et avait pour motif premier de prendre Kiev et d’y installer un pouvoir à sa solde. Mais les Ukrainiens ont fait preuve d’une résistance qui dure encore, aidés par leurs alliés occidentaux, aussi bien sur le plan militaire, financier qu’humanitaire. Aucun signal ne montre pour l’heure que le conflit trouvera une issue à brève échéance. La réflexion sur ce conflit est nourrie par de nombreux chercheurs, qu'il s'agisse de stratégie militaire, de prospective, de doctrine. 

L'aide militaire à Kiev orchestrée par ses alliés, le renforcement de l'Otan, les diatribes de Vladimir Poutine contre l'Occident ou la confiance affichée du président ukrainien Zelensky ne doivent pas occulter les questions que posent ce conflit, à commencer par l’aveuglement collectif de n’avoir pas vu la menace de la Russie. Pour en parler , Yohann Michel, chercheur à l’International Institute for Strategic Studies de Berlin. 

Entretien avec Yohann Michel de l'IISS de Berlin

Cela fait neuf ans que la guerre a commencé et le décalage que nous avons bien souvent en Occident ne nous permet pas de réellement comprendre ce qui se passe sur le terrain, ce qui se passe entre ces deux pays. Le simple fait de continuer encore aujourd'hui à parler d'une guerre qui a commencé il y a un an montre l'ampleur de notre décalage. Déjà, rappelons nous d'où nous partions il y a un an, le concert des «cela n'arrivera pas», beaucoup de gens ne voyaient pas cette crise arriver. Beaucoup de gens, en tout cas dans certains pays plus que dans d'autres. Je pense que ce serait important quand même de garder une dose d'humilité, notamment au moment où on veut voir l'avenir et à le définir, se rappeler qu'on n'est pas forcément parti du bon pied peut être une bonne leçon.

Dans un récent podcast spécialisé sur les affaires militaires, vous avez dit: «Il y a deux catégories de personnes qui se sont trompés concernant l'invasion russe, ceux qui n'y connaissait rien et ceux qui en savaient énormément sur l'armée russe». Pourquoi cette guerre a t-elle été si difficile à prévoir?

Pour plusieurs raisons. Il y a ce que je viens d’évoquer, le décalage entre nos perceptions à distance et la réalité concrète, mais également tout un ensemble de biais qui peuvent être d'abord confondre nos analyses et nos espérances. C’est-à-dire que l’on part du principe que cela ne peut pas advenir puisque je ne veux pas que cela advienne.

Il y a aussi tout un ensemble de suffisance intellectuelle que nous pouvons avoir parfois en se disant que parce que l'on connaît bien ou que l'on pense bien connaître un angle d'analyse, on peut imaginer que cela résume la totalité de la décision politique, alors qu'en réalité ce n'est qu'un angle. On oublie trop souvent qu’il y a beaucoup de choses à prendre en considération et surtout qu'on n'est jamais dans la tête de nos adversaires.

Est- ce qu’il y a un manque aussi de culture militaire dans nos sociétés occidentales?

Premièrement, on manque de culture politique avant de manquer de culture militaire. En fait toute cette difficulté à appréhender la politique extérieure de la Russie depuis plusieurs décennies par nos élites politiques mais également par l'ensemble de nos citoyens, est un signe d'un manque de maîtrise de certains fondamentaux de la politique.

“Les sanctions économiques font mal à la Russie, mais sans la résistance des Ukrainiens, Vladimir Poutine aurait été victorieux.”

La vraie question est: comment avons-nous pu manquer l'occasion d'empêcher cela? Les sanctions économiques font mal à la Russie, mais l’une des premières leçons qu'on doit tirer, c'est nos sanctions économiques à elles seules n'ont pas empêché la Russie d'agir. Sans la résistance des Ukrainiens, Vladimir Poutine aurait été victorieux.

C'est bien la résistance des Ukrainiens qui prolonge cette guerre, certes, mais qui évite que Vladimir Poutine ait gagné en utilisant la guerre et la violence pour se saisir de l'Ukraine, sachant que l'on n'est pas sûr qu'il perde dans les mois qui viennent.

Des tombes de soldats ukrainiens à Kharkiv, le 30 janvier 2023.
Des tombes de soldats ukrainiens à Kharkiv, le 30 janvier 2023.

Donc la première question est celle de notre impuissance à empêcher cette guerre, mais également l'impuissance que l'on a encore aujourd'hui à permettre à la situation de se modifier dans un sens qui nous serait favorable. Ce qui à mon sens, serait de faciliter une fin de la guerre et une défaite de la Russie en Ukraine.

Autre chose, notre appareil militaire, tel qu'il a été développé depuis 30 ans, ne nous permet pas de répondre assez efficacement à cette crise. Nous ne sommes pas préparés pour des guerres longues, mais nous ne sommes pas non plus équipés pour faire en sorte que ces guerres soient courtes. Or si nous ne pouvons pas soutenir l'Ukraine dans la durée, comment faisons-nous pour faire en sorte que cette guerre dure le moins longtemps possible? Nous n'avons les moyens ni de l'un ni de l'autre et c'est quand même un problème.

Côté russe, est ce que l'on a les moyens de faire face à une guerre longue?

Il y a plusieurs questions. La première chose, c'est que je ne sais pas si la Russie est aujourd'hui prête à soutenir cette guerre dans la durée, mais elle essaie de s'y préparer, elle essaye d'adapter son potentiel industriel et militaire à une guerre longue. L'autre problème pour nous, c'est que si la ligne de front se stabilise à l'endroit où elle est aujourd'hui, alors la Russie, au moins aux yeux de Vladimir Poutine, sera dans une meilleure situation qu'elle ne l'était il y a un an, puisqu'elle a quand même saisi des territoires.

En tout cas, cela permet à Vladimir Poutine de croire qu'il gagne quelque chose et donc potentiellement soit de recommencer ailleurs, par exemple en Moldavie, mais également au Kazakhstan, et cela est un vrai problème. Pour l'instant, on n'est pas en situation de faire en sorte que Vladimir Poutine ne recommence pas, et il a tout de même gagné territorialement par rapport à il y a un an. La Russie se prépare donc à une guerre longue, nous non.

Les Occidentaux parlent de soutien à l'Ukraine sans condition, mais sans pour autant pour certains, «écraser la Russie», ce qui crée parfois des tensions dans le camp occidental, c'est notamment le cas de la France. Est-ce que l'on peut tenir les deux positions aujourd'hui, c'est-à-dire un soutien incontestable et inconditionnel à l'armée ukrainienne, tout en ménageant pour l'avenir une porte de sortie?

Disons qu'il y a un temps pour tout, y compris pour certaines déclarations. Je pense que personne n'ignore - en tout cas à ce niveau personne ne doit ignorer - que la diplomatie est toujours sur la table, participe toujours à ce conflit. La diplomatie participe en même temps que le militaire si vous voulez, ce ne sont pas deux temps séparés, ce sont bien deux choses qui vont ensemble et l'un appuyant l'autre. Emmanuel Macron a d’ailleurs été assez clair là-dessus. Pour l’instant, il n’est pas encore le temps de signer quoi que ce soit avec la Russie. On peut trouver positif le fait que, au moins, on puisse discuter entre Occidentaux et entre Européens de la nécessité ou non de vouloir pratiquer le changement de régime en Russie. Dans toute démocratie, et a fortiori dans le système européen, il peut y avoir des perceptions différentes et des avis différents sans que ce soit forcément dramatique.

A Borodyanka, près de Kiev, le 23 février 2023.
A Borodyanka, près de Kiev, le 23 février 2023.

La question est de savoir si à la fin, on décide ensemble de notre action, et pour l’instant nos actions vont dans le même sens et cela reste le plus important. Il faut aussi montrer à nos populations et à nos citoyens, puisqu'on est en démocratie, qu'on a des options ouvertes de conversation et que l’on n’est pas dans une guerre totale si vous voulez.

Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a récemment alerté sur le fait que la Chine pourrait aider la Russie en lui fournissant des armes, quelles pourraient en être les conséquences?

Cela fait partie des possibilités. La question, là encore, est de savoir ce que nous pouvons faire. C'est peut-être une manière de rappeler que la Chine continue de faire partie du jeu international et a sa part dans cette guerre. Effectivement, l'industrie de défense chinoise peut très bien décider d'appuyer les Russes, mais attendons de voir si c'est le cas. En revanche, qu'est-ce que cela implique pour notre appareil de production? Que pouvons-nous faire pour empêcher la Chine de soutenir la Russie? Faut-il par exemple envisager la possibilité de l'application de sanctions économiques, de restrictions diverses, ou est-ce que nous devons prendre la pratique le plus que pour jusqu'à présent, aussi difficile que ce soit pour les Occidentaux, ce n'est pas encore la situation la plus terrible qui pourrait advenir.

Pour l'instant, les Russes et les Chinois ne se sont pas coordonnés dans cette guerre. Par exemple, la Chine aurait très bien pu décider d'en profiter pour avancer ses pions à Taïwan, sachant que les Etats-Unis ne peuvent pas fournir l'effort et en Europe et dans le Pacifique. Et d'ailleurs, accessoirement, notre dépendance à l'industrie chinoise est une question beaucoup plus importante que notre dépendance au gaz russe.

Un mot sur le pacifisme. L'opposition à la guerre résonne de manière différente d'un pays à l'autre. En Italie, par exemple, elle est beaucoup plus forte qu'en France ou dans les pays d'Europe de l'Est. Est-ce que cette voix peut-elle être entendue alors que le conflit se poursuit?

J'avoue avoir été effectivement marqué de percevoir un pacifisme différent en Italie que celui qui est en Allemagne. Au-delà de ça, le pacifisme n’est pas, ne doit pas être, ou alors il invite à l'agression, le pacifisme ne peut pas avoir les mains complètement propres. C'est-à-dire que si vous n’êtes pas prêt à faire la guerre, vous risquez de l’avoir. Être pacifiste en 1938, ça peut vous permettre d'avoir les mains propres, mais ça ne vous assure pas d'avoir encore une maison dans deux ans. Le pacifisme «du martyre», pourquoi pas ? Mais l’on ne peut pas imposer le martyre aux autres.

C'est pour ça que l'Église a toujours considéré qu'il y avait une doctrine de la guerre juste, et je pense qu'on doit en redécouvrir la profondeur et la complexité. Là encore, les positions simplistes ont des erreurs. Considérer que il suffit de dire «non» à la guerre pour que la guerre n'advienne pas… on dit trop souvent qu'il faut être deux pour faire la guerre, mais il en suffit d’un seul pour la déclencher.

Une manifestation en soutien à l'Ukraine à Bangkok, le 24 février.
Une manifestation en soutien à l'Ukraine à Bangkok, le 24 février.

Après vous avez juste le choix entre vous soumettre et subir tout ce que votre adversaire voudra vous faire subir ou rentrer en guerre vous-même. Je pense que l'Histoire de l'Europe au XXᵉ siècle est pleine d'exemples largement suffisants pour montrer qu'il est des moments où l’on ne peut pas moralement dire qu'on n'a pas intérêt à rentrer en guerre. Il y a des moments où c'est «qu'as-tu fait de ton frère ?» qui se pose comme question.

Je pense ainsi que le pacifisme de principe qui consiste à dire qu’entre l'agresseur et l'agressé, les deux seraient équivalents n'est pas un pacifisme, c'est une manière plus ou moins indirecte de considérer que tout ça c'est un peu de la faute de la victime. Si une jeune femme se fait violer dans la rue, il est possible que la police utilise la violence pour mettre un terme à l'agression dans ce cas, et elle utilisera la force d'ailleurs, et la force est juste pour protéger la victime et mettre un terme à l’agression même si elle doit être proportionnée bien sûr.

Là encore, les positions de principe sont faciles et en réalité, tout est difficile dans l'appréciation de la juste réponse. Pour le dire autrement, tout un ensemble de mouvements pacifistes ou pseudo-pacifistes en ce moment en Europe ne sont pas autre chose qu'un soutien à la politique de Vladimir Poutine.

Il y a des pacifistes qui sont des pacifistes de principe et qui sont je pense dans l'erreur, d’autres ne sont pas dans l'erreur mais qui font simplement partie d'une stratégie extrêmement cynique et qui ne se place pas du tout dans la recherche et l’expression de la vérité.

Dans un cas, on peut avoir un débat très intéressant sur le sens de la guerre juste, la nécessité de l'emploi de la force en politique, et il reste quand même la question sur le modèle de société que nous voulons choisir, quel est le type de politique internationale que nous voulons avoir et quelles sont les actions qui se passent à nos frontières que nous considérons comme normales, sachant que si on accepte un cas, cela peut devenir une nouvelle norme.

D’ailleurs, puisque l’invasion russe de l’Ukraine a commencé il y a neuf ans, rappelons qu’à cette époque, nous n'avons rien fait et de cette façon, nous n’avons fait qu’inviter Vladimir Poutine à aller toujours un peu plus loin. Après la Crimée, il y a eu le Donbass et maintenant nous savons après le Donbass, il y a eu toute l’Ukraine. Entre temps il y a eu la quasi annexion du Bélarus, qui n’est pas complètement terminée mais qui est en cours, il y a eu des tentatives de faire la même chose au Kazakhstan, en janvier de l'année dernière. Il y a tout un jeu politique impérialiste de la part de Moscou, du Kremlin et jusqu'à il y a quelques mois, nous n'avons pas fait suffisamment pour l'empêcher, parfois au nom d'un pacifisme qui du coup n'a fait qu’inviter la guerre.

“Il y a tout un jeu politique impérialiste de la part de Moscou, du Kremlin et jusqu'à il y a quelques mois, nous n'avons pas fait suffisamment pour l'empêcher, parfois au nom d'un pacifisme, qui du coup n'a fait qu’inviter la guerre”

A Trafalgar Square à Londres, le 23 février 2023.
A Trafalgar Square à Londres, le 23 février 2023.

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24 février 2023, 10:35