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Une partie des silos du port de Beyrouth s'est effondrée le 31 juillet 2022, près de deux ans après l'explosion meurtrière du 4 août 2020. Une partie des silos du port de Beyrouth s'est effondrée le 31 juillet 2022, près de deux ans après l'explosion meurtrière du 4 août 2020.  Les dossiers de Radio Vatican

Le Liban «dans une grave impasse» deux ans après le drame de Beyrouth

Mgr César Essayan est vicaire apostolique de Beyrouth pour les catholiques de rite latin au Liban. Il témoigne de la situation dans le pays du Cèdre deux ans après l’explosion qui a ravagé la capitale. Entre querelles politiques et exaspération de la population, l’avenir a de quoi inquiéter, à moins que chacun ne se décide à faire ce qui lui incombe, estime-t-il.

Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican

4 août 2020, 18h08 heure locale: un instant précis devenu un traumatisme collectif et individuel pour le peuple libanais. Deux explosions dans un entrepôt du port de Beyrouth, contenant des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium, dévastaient des quartiers entiers de la capitale, avec un bilan de 218 morts et 7500 blessés. Aujourd’hui, le pays du Cèdre continue d’en subir les conséquences, sur fond d’une profonde crise économique, politique et sociale. L’enquête sur les causes de l’explosion est suspendue depuis plusieurs mois. «Je prie afin que chacun puisse être consolé par la foi, réconforté par la justice et la vérité, qui ne peut jamais être cachée», a déclaré mercredi 3 août le Saint-Père au cours de l’audience générale, en s’adressant au peuple libanais.


Une cérémonie d’hommage aura lieu ce jeudi soir au port de Beyrouth.

Mgr César Essayan est vicaire apostolique de Beyrouth pour les catholiques de rite latin au Liban. Il décrit dans quel état d’esprit la population s’apprête à vivre cette journée:

Entretien avec Mgr Essayan

La situation continue à empirer. Cette explosion du 4 août ne finit pas d’avoir des conséquences. Le nombre de morts continue à augmenter, parmi les blessés graves certains sont décédés. Tout n’a pas été réparé à Beyrouth contrairement à ce que l’on pense. Beaucoup de gens ont donc quitté [le pays]. Beaucoup de blessés n’ont pas encore reçu tous les soins, et ils continuent donc à vivre un drame quotidien.

Mais il y a un autre drame: nous n’avons pas accès à la vérité. On ne sait absolument rien et on est sûr de rien. On a arrêté le travail du juge d’instruction, et les différents partis présents sur le terrain ont réussi à diviser les parents des victimes de l’explosion. Certains veulent que ce même juge d’instruction continue son travail, tandis d’autres l’accusent de partialité.

C’est un drame qui est devenu immense, c’est un drame qui nous dépasse, et cette injustice continue à rendre les gens [éprouvés], ou bien ils n’en peuvent plus dans le sens où ils sont dégoûtés, et il y en a en qui couve une telle violence, une telle haine… Ça ne fait du bien à personne.

Que faudrait-il faire selon vous pour que la population puisse enfin aller de l’avant après ce drame?

Ce sont les mêmes qui sont au pouvoir qui continuent à décider de ce qui va se passer. Nous avons eu les élections parlementaires: il y a quelques gens qui se déclarent indépendants, et je les crois, mais tant qu’il n’y a pas vraiment un changement de mentalité au niveau de l’intérêt législatif, et qu’il n’y a pas des gens qui veulent le bien du pays, dans son indépendance par rapport aux conflits régionaux et internationaux, on ne pourra pas aller de l’avant.

Il y a certaines choses qui dépendent uniquement du bon vouloir à l’intérieur du pays. Rien ne nous empêche d’avoir de l’eau propre, rien ne nous empêche de nettoyer nos routes, rien ne nous empêche de travailler pour que nous puissions vraiment améliorer nos conditions. Mais il semblerait qu’il n’y pas une volonté chez les responsables, ou suffisamment de volonté chez les décideurs, d’arrêter d’opprimer le peuple, et c’est cela qui fait mal.

Donc est-ce qu’il faudrait aller vers une nouvelle révolution, mais je ne sais pas qui a la force d’y aller, est-ce qu’il faudrait attendre? Je ne sais pas.

Qu’est-ce que l’Église cherche à mener pour participer à cette reconstruction du pays?

Au niveau de l’Église, il y a beaucoup d’aide sociale. Par exemple, nous, au niveau du vicariat, on s’emploie avec de l’aide alimentaire, des repas chauds, des produits hygiéniques, avec des médicaments. On a même créé une clinique mobile. On a de l’assistance sociale, des psychologues qui sont là. Ça peut soutenir un peu des gens, mais ça n’est pas la solution. L’Église ne peut pas faire la solution toute seule. S’il n’y a pas une volonté internationale autour du Liban, pour qu’il puisse vraiment se reprendre, cela est difficile.

Aujourd’hui nous sommes devant l’échéance de l’élection présidentielle, et on ne voit pas vraiment comment nous allons nous en sortir. Au lieu d’avoir une vision pour le Liban, il y a seulement des hommes politiques qui cherchent à s’entredéchirer. Nous sommes dans une grave impasse. Je n’ai jamais été aussi pessimiste, mais cela ne m’empêche pas et ne nous empêche pas de continuer à lutter chaque jour en faveur de chacune des personnes humaines que nous rencontrons et que le Seigneur nous a confiée.


Justement, parmi la population se développe malheureusement le trafic des êtres humains, des enfants… Pouvez-vous nous en parler?

La personne humaine compte de moins en moins. La plupart des Libanais se replient sur eux-mêmes. Quand l’appareil de la justice est bloqué, il y a des prisons pleines et le droit de la personne n’est pas respecté. Il y a aussi des enfants qui n’ont pas de carte d’identité, qui n’ont jamais été déclarés par des parents qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils sont en train de faire. Il y a des filles-mères à qui on propose tout de suite de vendre des enfants, car il y a tellement de demandes d’adoptions, entre guillemets. Il y a ensuite les migrantes qui sont là pour travailler au Liban: quand on n’arrive plus à leur payer leur salaire, car leur salaire est en dollars, on les retient de force car elles n’ont pas de passeport sur elles, elles ne peuvent pas s’en aller, et la législation oblige l’employeur à être responsable de l’envoyé. Souvent, la femme s’enfuit, elle n’a pas ses papiers, et finit dans un réseau de prostitution.  

Il existe un monde de ténèbres et de trafic auquel nous, humains, le clergé et les religieux, nous n’avons pas accès, et qu’il faudra un jour ou l’autre découvrir. La situation dans laquelle nous vivons continue de l’encourager car nous avons perdu beaucoup de nos valeurs, nos valeurs humaines, sans parler de nos valeurs évangéliques.

Malgré tout, qu’est-ce qui vous fait tenir dans ces ténèbres?

Malgré tout, on est là pour lutter, parce qu’on croit à la vie, on croit que le Seigneur est là, Lui a vaincu les ténèbres, à nous aussi de les vaincre. Il faudra qu’on continue, et il y a tellement de gens de bonne volonté autour de nous. On n’a pas de héros, mais on est une quantité de gens qui croyons que nous pouvons encore, non pas changer le Liban ou changer quelque chose, mais faire ce que l’Évangile nous demande de faire. Le Christ et les apôtres n’étaient pas des centaines, ils n’ont pas cherché à renverser le pouvoir en place, ils ont seulement cherché à faire ce qui leur était demandé de faire dans le discernement quotidien, et c’est là où ils ont été les gagnants.

Il faut donc tout simplement suivre le même chemin, et je pense que le Seigneur fera le reste, comme Il l’a toujours fait pour nous. Il le fera, mais l’important est que chacun a sa propre vocation dans ce pays. Celui qui ne fait pas la sienne, ce n’est pas à moi de la faire à sa place. Que chacun fasse ce qu’il a à faire, et que l’on s’entraide pour que chacun, justement, vive sa propre vocation. 

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03 août 2022, 15:54