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7 mars 2022, gare d'Odessa en Ukraine: les habitants quittent la ville 7 mars 2022, gare d'Odessa en Ukraine: les habitants quittent la ville 

Témoignage: rêver la fin de la guerre en Ukraine

Rencontre avec une réfugiée d’Odessa, inquiète pour ses proches restés en Ukraine et sa famille dispersée. Quelques mots recueillis le 7 mars, qui illustrent la profonde détresse des Ukrainiens devant choisir l'exil.

Jean Charles Putzolu - Chisinau, Moldavie

Dans une villa du centre de Chisinau, la capitale de la Moldavie, une trentaine de personnes ont trouvé refuge. Sur trois étages, on entend le chahut des enfants. Accompagnés par des volontaires, ils jouent et enfin pensent à autre chose que la guerre. Mais ils sont encore à fleur de peau: «J’ai à peine posé ma main sur l’épaule d’un petit qu’il a sursauté», raconte une des trois religieuses qui accompagnent ces familles. Dans une pièce voisine qui tient lieu de cuisine, leurs mamans discutent devant un verre de jus de fruit et quelques biscuits. Les apparences sont trompeuses. Tout ce petit monde semble détendu. En réalité, tous sont rongés par l’inquiétude.

Des personnes détruisent la vie des enfants

Tatiana descend de l’étage supérieur et accepte de parler dans un endroit un peu plus calme, à l’abri du brouhaha ambiant alimenté par les plus petits. «En ce moment, un drame terrible se produit dans la vie de tout le monde ici», dit-elle lentement en prenant le temps de choisir chaque mot dans un français presque impeccable. «Des personnes sans honneur et sans conscience sont en train de détruire la vie des enfants et des adultes. Ils font cela uniquement pour punir l’Ukraine d’avoir choisi sa propre vie», ajoute-t-elle. Tatiana marque une pause. L’émotion remonte. Pendant tout le temps passé ensemble, Tatiana ne nommera jamais les Russes, ni la Russie et se limitera à parler d’eux à la troisième personne, «ils».

Elle continue: «J’ai peur pour mon fils qui est resté à Odessa. Il doit s’occuper de ses beaux-parents qui sont âgés et qui n’avaient pas la force de marcher jusqu’à la frontière». Marcher, c’est le sort réservé à des milliers de civils en fuite. Sous des températures glaciales au poste frontière de Palanca (sud de la Moldavie), on en a croisé beaucoup transis de froid après de longues heures de marche et d’attente. Tatiana, sa belle-fille et son petit-fils sont aussi passés par là, avant de retrouver la chaleur d’une maison d’accueil. «J’ai peur aussi pour mes amis restés en Ukraine», reprend Tatiana, «j’espère pouvoir rentrer bientôt à Odessa, mais je ne pense pas que ce sera possible tout de suite. Nous resterons quelques jours encore en Moldavie, le temps d’obtenir un passeport pour mon petit-fils, puis nous espérons rejoindre la France. Des amis sont prêts à nous recevoir près de Paris».

Des enfants du centre d’accueil diocésain de Chisinau occupés à jouer
Des enfants du centre d’accueil diocésain de Chisinau occupés à jouer

Une famille dispersée

Si Tatiana, sa belle-fille et son petit-fils sont en Moldavie, sa fille, elle, est passée avec son mari en Turquie après avoir fui de Kiev. «Ma famille est totalement séparée, je ne sais pas quand nous pourrons nous retrouver». Une nouvelle fois, elle s’interrompt, prise par l’émotion. Elle baisse la tête, la prend entre ses mains, puis la relève: «Je ne sais même pas ce qu’il peut arriver dans les cinq prochaines minutes, parce que la situation change tout le temps et reste très dangereuse. J’espère que tout finira vite. Ce qui est en train de se passer en Ukraine, et que tout le monde peut voir, c’est un crime contre l’humanité».

Détresse et souffrance

La souffrance de Tatiana est celle de toutes les mères qui ont fui, laissant derrière elles un mari, de la famille et des amis. Petru Ciobanu, président de la Caritas moldave, outre la gestion de la situation d’urgence, prend le temps avec chaque famille de parler un peu. Ce qu’il entend n’est qu’une succession de tragédies individuelles et de vies bouleversées en quelques minutes: «c’est très difficile de mettre des mots sur cette souffrance», explique-t-il. Petru passe chaque après-midi à rencontrer les femmes et les enfants du centre d’accueil diocésain. «Il n’y a que très peu d’hommes», précise-t-il, «l’Ukraine ne laisse sortir que ceux qui ont plus de trois enfants», parce que leur mère ne pourrait pas s’en occuper seule. Il est rassuré de voir les enfants se remettre à jouer et courir partout dans les couloirs: «les petits retrouvent un peu de gaité, mais leurs mamans sont en grande détresse».

Rouvrir les yeux à la maison

À la fin de notre rencontre, Tatiana me remercie d’avoir recueilli son témoignage. Elle veut montrer la guerre autrement. Pas celle des images de chars et d’obus de la télévision, mais celle qui frappe de plein fouet des hommes, des femmes et des enfants, et qui fauche un nombre toujours plus croissant de vies humaines. Elle conclut: «Je rêve de m’endormir le soir et de rouvrir les yeux le lendemain matin, pour me retrouver chez moi, dans ma maison, et apprendre que tout ça est fini».


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07 mars 2022, 23:20