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Un ours blanc errant dans la ville de Norilsk, en Russie, le 17 juin 2019. Un ours blanc errant dans la ville de Norilsk, en Russie, le 17 juin 2019. 

La protection de la biodiversité, un défi écologique et anthropologique

Les travaux de la COP15 sur la biodiversité ont débuté cette semaine à Kunming, en Chine. La dégradation accélérée de nombreux écosystèmes et la montée en puissance de la question écologique amènent à repenser la place de l'être humain dans son environnement. La philosophe Corine Pelluchon, spécialiste de l'éthique de l'environnement, nous livre quelques pistes de réflexion.

Entretien réalisé par Cyprien Viet - Cité du Vatican

À trois semaines de la COP26 sur la lutte contre le réchauffement climatique, la COP15 sur la biodiversité s’est ouverte cette semaine à Kunming en Chine. Avant une deuxième séquence qui devrait donner lieu à des négociations plus techniques en avril-mai 2022, cette première étape de la COP15 a donné lieu, ce mercredi 13 octobre, à une déclaration signée par une centaine de pays, s’engageant à renforcer leur soutien financier pour la protection de la nature.

Ce texte, considéré comme consensuel mais manquant d’ambition par les organisations de défense de l’environnement, reprend les objectifs de la Convention sur la Diversité biologique, dont 196 États sont signataires. L’horizon général affirmé par les organisateurs de la COP15 est d’aboutir à un cadre pour rétablir la biodiversité d’ici à 2030 et «vivre en harmonie avec la nature» en 2050.

Un début de XXIe siècle désastreux pour la biodiversité

Alors que les besoins de financement en faveur de la biodiversité mondiale sont évalués à entre 722 et 967 milliards de dollars par an d’ici à 2030, les fonds dédiés s’en tiennent à un niveau relevant plutôt de la communication symbolique: la Chine a annoncé le lancement d’un fonds de 200 millions d’euros pour protéger la biodiversité dans les pays en développement, et le Japon va abonder un fonds s’élevant à 110 millions d’euros.

Il y a pourtant urgence: ces négociations se tiennent dans un contexte critique pour de nombreuses espèces animales et végétales, qui ont vu leur nombre s’effondrer au cours des deux premières décennies du XXIe siècle. Si certaines espèces emblématiques comme le panda ont bénéficié de programmes de protection ambitieux qui ont éloigné le risque d’extinction, beaucoup d’autres sont gravement mises en danger par la pollution, le réchauffement climatique et la diminution des espaces naturels.

La place de la personne humaine dans son environnement : un défi écologique, social et anthropologique

Ce contexte de crise du vivant pose la question du rapport de l’homme à son environnement et de sa vulnérabilité en tant qu’être vivant parmi d’autres. La philosophe Corine Pelluchon nous livre sa réflexion sur ce défi anthropologique, dans lequel le christianisme a un rôle particulier à jouer. Professeure de philosophie à l’Université Paris-Est-Marne-La-Vallée, elle est notamment spécialiste de la fin de vie et de l’éthique de l’environnement, et elle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le thème de la vulnérabilité.

Entretien avec Corine Pelluchon

Ces réunions internationales sont absolument nécessaires et, quand même, elles permettent de mettre sur le devant de la scène internationale des problèmes centraux qui, il y a quelques années, n'étaient pas reconnus. Mais ce sont souvent quand même de belles proclamations qui ne sont pas suffisamment suivies de résultats, tant au niveau individuel qu'au niveau des politiques publiques, et puis, surtout, ce n’est pas le lieu d’une réflexion approfondie.

Pour une réflexion approfondie sur le vivant, je crois qu'il n’y aura pas de changement dans les styles de vie des gens, dans leurs habitudes de consommation, s’il n'y a pas vraiment une transformation très profonde de leurs représentations, et de la place que le vivant, les paysages, les écosystèmes, les animaux ont dans notre vie, et du fait que ce ne sont pas des moyens au service de nos fins. Donc il y a vraiment aussi une remise en question de pans entiers de l’éducation qui est nécessaire, et en particulier, moi, je suis toujours étonnée que dans toutes ces grandes réunions, on ne parle pas assez de la nécessité pour chacun de réduire sa consommation de viande, parce que c'est quand même l'un des moyens de réduire notre empreinte écologique.

Et puis évidemment, au niveau des politiques publiques, il n’y aura pas de transformations profondes s'il n'y a pas non plus cet inventaire permettant de voir quelles pratiques ont encore du sens, et quelles pratiques, comme l’élevage industriel, par exemple, ou la déforestation, sont vraiment faites en fait en dépit du bon sens et ont des conséquences à la fois environnementales, sanitaires et économiques catastrophiques à moyen ou long terme.

On a l'impression aujourd’hui d'assister à une sorte de rupture anthropologique, en basculant du modèle de l'homme maître du monde à un autre extrême, l'homme considéré spontanément comme un prédateur encombrant et néfaste. Comment sortir de cette impasse?

C’est une question fondamentale. Moi je pense que nous vivons une révolution anthropologique, mais ça ne veut pas dire que l'humain n’est qu’un prédateur néfaste. Et puis on se rappelle que, même dans la Bible, l'homme est le jardinier de Dieu, donc il n’y a pas cette idée d'un prédateur, d’un homme qui dominerait tout… Il est plutôt l'intendant de la création.

La posture de l'homme prédateur et "tyran" de la nature et des autres vivants, elle date surtout, je crois, de la Révolution industrielle, mais ça se comprend, parce qu'à l'époque nous n'étions pas huit milliards, ou presque. Nous n'avions pas une empreinte écologique aussi importante, et il était essentiel pour les humains de vivre un peu plus longtemps, de bâtir des choses, pour, justement, s'en sortir. Chez Hobbes, au XVIe et XVIIe siècle, l’homme est encore le «prolétaire de la création».

Donc il y a un changement anthropologique, il y a une manière de reconsidérer l'humain, sans excès ni dans un sens ni dans l'autre, qui consiste à bien sûr voir les différences qu'il y a entre les humains et les autres vivants. L’humain se définit par sa liberté, par sa créativité, son ingéniosité qui lui permet d’inventer des choses tout à fait nouvelles et imprévisibles qui le distinguent des autres vivants. Mais il est aussi un être vivant, et cette séparation radicale entre l’humain et les autres vivants, qui a été installée au cœur de l’humanisme moderne et contemporain, doit être remise en question pour qu'on arrive à prendre conscience de notre corporéité, de notre dépendance à l'égard des autres vivants et des écosystèmes.

Et cela ne veut pas dire qu'il faille laisser la place à une métaphysique du mélange, où nous serions comme les bactéries, comme les vers de terre, etc… Je crois qu'il y a vraiment une réflexion, un inventaire, une critique, une autocritique de certains schémas de pensée hérités du passé, et d’un passé finalement assez récent, qui est postérieur aux Lumières, qui est plutôt lié au rationalisme instrumental, comme j'en parle dans mon dernier livre Les Lumières à l’âge du vivant.

Et cette image d'une coupure radicale entre l'humain et les autres vivants, c'est ça qu'il faut remettre en question, et je crois que la clé c'est la reconsidération de notre corporéité, de notre vulnérabilité, de notre finitude. Or, cela, ce sont des notions qu'on trouve par exemple chez les chrétiens, chez Bernard de Clairvaux, ou d'autres. En français le mot "humilité" vient du mot humus, terre. Donc il y a une reconsidération de notre condition charnelle et terrestre qui devrait jeter une lumière plus équilibrée sur notre condition humaine, et nous inviter, ce faisant, à avoir plus de responsabilité dans nos usages des autres vivants et dans notre habitation de la terre.

Donc moi je m'insurge contre à la fois le séparatisme radical entre l’humain et les autres vivants, mais aussi contre la confusion de tout, et contre cette idée d'un humain qui serait seulement néfaste.

Vous êtes aussi une spécialiste de la fin de vie et des soins palliatifs. Est-ce que la conscience de la dignité intrinsèque du vivant, même sans valeur productive, peut permettre aussi de renouveler l'approche de la vulnérabilité humaine?

Effectivement, ça jette une lumière importante sur la condition humaine, avec l'idée que le rapport aux autres n’est pas seulement structuré par l'avantage mutuel, l'égalité de pouvoirs, le donnant-donnant. Mais je crois plus profondément qu'aujourd'hui nous avons curieusement un rendez-vous très important avec des questions métaphysiques qui traversent les siècles, dont la question de la finitude. Je crois qu’il ne peut pas y avoir d'acceptation des limites de la planète, des limites des ressources, si on ne prend pas conscience de nos limites. Et l’éthique, c'est toujours un art de la mesure. La sobriété c'est aussi une tempérance dans les appétits, c'est l'idée de se limiter, de s’autolimiter, et d'y trouver une sorte d'épanouissement.

Et je crois qu’il y a un déni de la mort, il y a un déni de la finitude qui est peut-être l'origine de nos comportements de toute-puissance, de nos comportements démesurés. Même après cette pandémie, on voit bien que les personnes continuent un peu à fuir, et à vouloir prendre l'avion, etc… Et je crois qu'il faut vraiment mûrir.

Notre société, c'est vrai, fait tout pour qu'on efface ces limites-là. Je crois que là il y a vraiment quelque chose qui est à prendre en compte, et ce n’est pas éloigné de ce que vous dites sur la prise en compte de vies qui arrivent au bout, ou qui sont entre guillemets, improductives.

On a souvent l'impression que la philosophie moderne et post-moderne s’est pensée elle-même comme une contradiction ou un dépassement de la religion. Aujourd'hui, est-ce que la culture chrétienne et notamment le récit biblique de la création, peut être au contraire un outil philosophique et intellectuel pour penser le vivant et l'harmonie du vivant?

Je pense que, comme le disait Habermas il y a quelques années, il y a une traduction en termes rationnels des sources de la moralité et des traditions religieuses qui comportent des messages tout à fait importants. Maintenant, la philosophie, comme disait Léo Strauss, elle est "athée", au sens où elle ne doit pas imposer des croyances. Elle a comme mission de s'adresser à la rationalité. Même si cette rationalité est ouverte à ce qui la dépasse, sa mission propre est de s'en tenir à ce discours. Et par exemple, Paul Ricoeur, qui était un croyant pratiquant et qui a écrit des choses absolument magnifiques sur la Bible, il séparait bien son travail philosophique de son travail d’exégèse.

Mais effectivement, on doit se nourrir de textes qui nous introduisent au mystère du mal ou à nos relations avec les autres, et c'est sûr que dans l'Évangile, dans la Genèse, dans de nombreux textes, il y a des enseignements à tirer. Mais il faut séparer… Chacun son métier, disons !

Est-ce que la doctrine d'écologie intégrale prônée par le Pape François notamment à travers son encyclique Laudato si’ est investie aussi dans le champ de philosophie, et aussi au niveau universitaire?

Alors, (au niveau) universitaire, je ne sais pas, mais ça nourrit la pensée, absolument. C'est un texte magnifique, même à la fin quand il parle des vertus, des traits moraux à développer. Je crois que vraiment dans l'écologie, ce qui est intéressant c’est qu'effectivement ce n'est pas seulement la lutte contre l'érosion de la biodiversité et le changement climatique. Elle a toujours une dimension sociale, que d'ailleurs le Pape souligne très bien, et une dimension, disons, "mentale", liés à nos représentations profondes de la place de l'humain dans la création, dans la nature.

Et c'est vrai que cette articulation entre ces différentes dimensions, elle manque souvent aux réunions internationales, où l’on est dans "les normes". Le respect de la nature et des autres vivants, il ne découle pas de normes, d’injonctions, d’obligations, d’interdictions, qui sont encore une fois nécessaires, mais le respect du vivant, de la nature et des animaux, il découle non seulement des relations qu'on établit avec eux, mais surtout d'une transformation en profondeur de soi.

J’avais écrit en 2018 un livre inspiré de Bernard de Clairvaux, Éthique de la considération, dans lequel je décrivais un petit peu le processus d'individuation, d'approfondissement de sa condition charnelle, engendrée, mortelle, qui permettait justement de s'ouvrir à quelque chose qui nous dépasse.

Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins. Il serait important de penser que nous ne vivons pas seulement pour nous mais qu’il y a une épaisseur de notre existence qui est liée justement à un monde qui nous dépasse, que nous devons préserver, renouveler. Et je crois que justement, la clé d’un rapport plus juste au monde, d'une habitation plus juste au monde, elle vient de cette transformation très profonde de soi qui touche au premier lieu les individus et qui doit aussi les amener à participer, là où ils sont, dans leur collectivité, dans leur pays, à des transformations dans l'agriculture, dans les modes de production et l'économie.

Et puis au niveau collectif, il y a effectivement un nouvel imaginaire qui doit naître. Le grand problème, aujourd'hui, c'est que ce travail-là, qui est assez profond, qui n'est pas polémique, qui est mesuré, il est moins entendu que les propos prophétiques, catastrophistes de certains, ou le pouvoir des lobbies. C'est ça qui est très difficile dans notre monde, ou évidemment on écoute davantage, ou plus facilement, ceux qui hurlent et qui veulent diviser.

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14 octobre 2021, 12:25