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Une banderole rappelle la date du discours sur l'État de la nation, à Quezon City, près de Manille, le 25 juillet 2020 Une banderole rappelle la date du discours sur l'État de la nation, à Quezon City, près de Manille, le 25 juillet 2020 

Philippines: un climat de peur à la veille du discours sur l’État de la nation

Lundi 27 juillet, le président philippin Rodrigo Duterte prononcera son traditionnel discours annuel sur l’État de la nation. Un événement qui intervient sur fond de dérives autoritaires contre lesquelles ont récemment alerté les évêques du pays. Le père Bernard Holzer, assomptionniste aux Philippines, nous livre son regard sur la situation.

Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican

Alors que certaines villes des Philippines, comme Manille, ne sont toujours pas sorties du confinement, et que le nombre de cas continue d’augmenter dans l’archipel – il s’élève désormais à près de 76 500 -, le président Rodrigo Duterte devrait présenter ce lundi une feuille de route concernant la reprise économique. L’économie philippine a en effet été très durement touchée par la crise sanitaire: le produit intérieur brut (PIB) du pays diminuera probablement de 5,7 à 6,7% au deuxième trimestre 2020, beaucoup plus que la baisse de 0,2% au premier trimestre, avait annoncé fin juin le gouverneur de la Banque centrale des Philippines (BSP), Benjamin Diokno.

Mais le discours sur l’État de la nation devrait aussi comporter des aspects davantage politiques, dans un climat de durcissement du pouvoir. Les Philippins ont ainsi vu le mois dernier la promulgation de la loi anti-terroristes, critiquée par l’opposition, car elle ouvre la voie à des arrestations et détentions arbitraires.

Dans un message lu dans les paroisses dimanche dernier, la Conférence des évêques catholiques de Philippines a élevé la voix à ce sujet, tout en faisant aussi part de ses craintes face aux dérives autoritaires du pouvoir.

Le père Bernard Holzer est augustin de l’Assomption, en mission aux Philippines depuis une quinzaine d’années. Il s’occupe entre autres de la formation des jeunes religieux assomptionnistes d’Asie. Il nous explique d’abord comment la lettre des évêques a été reçue dans sa paroisse.

Entretien avec le père Bernard Holzer, aa

Dans les paroisses, peu de monde à le droit de s’y rendre, puisqu’après quatre mois de confinement, les paroisses ont été ouvertes, mais elles n’ont le droit d’accueillir que 10% des personnes. Donc dans notre paroisse, où l’église a 600 places, il y a 60 personnes qui peuvent venir pour l’Eucharistie le dimanche. Quand je suis passé dimanche matin, il y avait très peu de monde. Donc une de mes inquiétudes, c’est l’impact de cette lettre des évêques, parce que peu de gens ont pu l’entendre. De plus, les grands quotidiens nationaux, ne l’ont pas publiée. Ils ont publié des échos, car actuellement, il y a de la polémique, mais ils ne l’ont pas publié. Il y a donc peu de gens qui ont la possibilité de l’avoir. Nous essayons d’activer les réseaux sociaux pour que les gens puissent lire cette lettre, surtout qu’il y a aussi une prière pour la nation, donc nous souhaitons que les gens puissent la lire, la méditer, et aussi prier.

Quel risque prend l’épiscopat philippin avec cette lettre?

Cette lettre a été signée par Mgr Pablo Virgilio David, qui est une cible du gouvernement, qui à un moment donné l’a accusé de sédition avec quatre autres évêques. Donc j’attends, comme beaucoup, la réaction du président, surtout que cette lettre intervient une semaine après la signature par le président de la loi anti-terroriste, et à une semaine de son discours sur l’État de la nation. Cette lettre intervient donc à un moment crucial, et elle traduit bien, aussi, le climat du pays et la peur de gens. Autour de moi j’ai dit «Est-ce que vous publiez cette lettre» et [on m’a répondu] «Oh, mon père, il faut faire attention, etc.» Donc il y a ce phénomène de peur, et je pense que le gouvernement veut cela. Il veut cette peur pour qu’on ne le critique pas, car sa gestion de la crise du coronavirus est assez calamiteuse, ainsi que d’autres éléments.

Les évêques disent craindre le retour à un régime dictatorial, que percevez-vous de cette dérive autoritaire?

Ce qui me frappe actuellement c’est le cynisme des gens qui gouvernent, qui n’écoutent plus personne, qui n’entendent pas le peuple, et [font tout] pour que les gens ne parlent plus. On est entrés dans le cinquième mois de confinement, et personne ne peut protester. Un des lieux de protestation, ce sont les églises, et elles sont quasiment fermées. Beaucoup de choses ont été rouvertes, sauf les églises… et c’est sans doute dans les églises qu’on respectera le mieux la distance sociale et toutes les dispositions pour qu’il n’y ait pas de problème sanitaire. Ça créé un climat de peur, et les évêques le notent bien. En plus, on ne fait plus confiance en la justice. Et puis il y a peu de réactions, même sur les réseaux sociaux, alors que les Philippines sont le pays qui les utilisent le plus, c’est très mou, il y a très peu de choses.

Une des chaines de télévision nous a dit: «Le président, qui s’est moqué des récits de la création dans la Bible, voilà qu’il déclare que Dieu va sûrement protéger le peuple du coronavirus». Alors vous voyez, on est en pleine confusion! Et puis je vois que ça empire ces derniers mois. C’est l’arbitraire, la confusion, et la peur. C’est vraiment un climat très particulier que je n’ai jamais vécu.

Comment réagit la société philippine?

Je suis assez frappé par la faiblesse de la société civile. Si je compare avec ce qui se passe à Hong Kong, où les gens vont dans les rues malgré les difficultés et les lois qui se renforcent, ici aux Philippines, où il y a beaucoup de pauvreté, beaucoup d’injustices, il n’y a pas de révolte: on supporte les choses. Souvent on dit qu’il y a de la résilience, etc. Je crains aussi que ce soit une très grande peur, une mentalité, une culture, qui est pour moi un peu incompréhensible de ce côté-là.

D’après vous, sur quoi faut-il s’appuyer aujourd’hui pour traverser ces difficultés?

C’est un grand travail d’éducation et de pédagogie qui est nécessaire. Le problème, c’est que cela prend du temps et il n’y aura pas d’effet d’immédiat. Je dis à certains: «Dans deux ans, il y a une élection présidentielle, il faut que vous prévoyiez les choses, comment expliquer aux gens ce qui s’est passé, mettre des programmes en place, etc.» Il y a aussi un travail politique à mettre en œuvre: comment peut-on faire dans une démocratie, pour que les choses se passent mieux? C’est donc un travail d’éducation, et puis, comme on est en Église, et comme le disent les évêques: il faut beaucoup prier. 

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25 juillet 2020, 10:35