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La docteure Isabelle Chartier-Siben. La docteure Isabelle Chartier-Siben.   Les dossiers de Radio Vatican

«Les personnes victimes ne peuvent pas se reconstruire à l’identique»

À l’occasion d’un colloque à Rome du 1er au 5 mai organisé par le sanctuaire de Paray-le-Monial sur le thème de la réparation, la docteure Isabelle Chartier-Siben témoigne de ses nombreuses années de thérapies avec des victimes d'abus. Elle alerte sur la nécessité de respecter la liberté et la profondeur des ces personnes, sans les «enfermer dans un carcan».

Entretien réalisé par Jean-Benoît Harel – Cité du Vatican

Isabelle Chartier-Siben est médecin, spécialiste de la psychologie et du droit des victimes. Depuis 30 ans, elle accompagne des victimes d'abus dans leur chemin de reconstruction, une suite d’entretiens et de chemins de vie qu’elle partage dans le livre 3 jours dans la nuit, paru en avril 2024. Elle a également fondé l'association C’est-à-dire, qui vise à libérer la parole des personnes victimes et à les accompagner. 

Entretien avec le docteur Isabelle Chartier-Siben

Vous participez à un colloque intitulé «Réparer l’irréparable», en quoi ce thème vous inspire au regard de votre expérience d’écoute et d’accompagnement de personnes victimes? 

Je trouve que c'est bien qu'il y ait une réflexion générale sur le sujet. Mais je pense que réparer les personnes victimes ce n'est pas possible. Autant la reconnaissance du mal est totalement indispensable car pour pouvoir remettre le monde à l'endroit, il faut bien nommer qui est l'abuseur, qui est le prédateur, qui est le malfaiteur et à l'inverse qui est la personne victime qui a été abîmée. Donc réparer non, on peut parler éventuellement de reconstruction.

Comment travaillez-vous cette reconstruction avec les personnes qui viennent vous voir? 

Il n'y a pas de possibilité de retour à avant. On ne revient jamais à l'avant lorsque les personnes ont été victimes malheureusement de traumatismes, de choses très graves qu'elles n'ont pas pu intégrer dans leur cerveau parce que c'était si violent et si inattendu.

Dans ma pratique, on va à la recherche de quelque chose non pas de perdu, mais de quelque chose de nouveau. L'image qui me vient, c'est celle de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Après l’incendie, s’est posée la question: faut-il reconstruire Notre-Dame à l'identique ou faut-il faire quelque chose de nouveau? On a décidé de reconstruire Notre-Dame à l'identique. Pour les personnes victimes, c’est impossible, elles ne peuvent pas être reconstruites à l'identique.

Il faut inventer quelque chose de nouveau, aller à la recherche des pépites de vie. Donc mon travail va être d'aider les personnes à trouver ces pépites de vie qui sont sous les décombres. 

C’est tout un cheminement. La première étape, c'est la prise de conscience du mal que la personne a subi, avec aussi la prise de conscience de toutes les conséquences que cela a eu. Il faut identifier toutes les conséquences qui peuvent être d’ordre affectif, sexuel, social, professionnel, amical... La seconde étape est une thérapie, adaptée à chaque personne. Pour ma part je m’ajuste totalement à la personne, à ses désirs, à son vécu et à ses ressentis, pour avec elle essayer de trouver les ressorts qui permettront de faire émerger la vie de ce désastre.

Vous avez accompagné environ un millier de victimes, au sein de l’Église et en dehors. Y a-t-il des spécificités quant aux abus commis dans l’Église?

Effectivement, les conséquences traumatiques sont les mêmes sur les personnes, que ce soit un attentat, un viol ou des abus spirituels: le traumatisme psychique qui ne peut pas être intégré par le cerveau et qui va rester enkysté dans le cerveau est commun à toutes les victimes.

Mais il existe deux particularités pour les victimes qui le sont au sein de l’Église. D’abord, l'emprise. Lorsque des personnes sont victimes d'un attentat par exemple, il n'y a pas de phénomène d'emprise. Donc la thérapie va être plus directement accessible parce que la personne sait ce qu'elle a vécu, elle en a le souvenir et tout le monde autour d'elle reconnait ce qu'elle a vécu. La particularité des phénomènes d'Église, c'est qu'il y a une emprise et que la personne, très souvent dès le début, ne reconnaît pas ce qu'elle est en train de vivre. Donc il va y avoir tout un mouvement de décorticage de ce qu'elle a vécu et de compréhension des symptômes qu'elle a, pour pouvoir les rapporter à l'origine.

Ensuite, en plus lorsque c'est dans l'Église, c'est quelque chose qui va avoir des conséquences encore plus graves parce que c'est Dieu qui est utilisé pour abuser. Lorsque l'abus vient de l'Église, c'est le lien à Dieu, c'est la relation à Dieu qui est abîmée, c'est-à-dire qu'il n'y a plus aucun espoir pour les personnes victimes puisque souvent le dernier espoir, c'est Dieu. C'est grave par les conséquences, et aussi par la manière dont c'est fait parce que tout le beau, le bien, le bon, prêché par l'Église est dévoyé.

En tant que médecin, quel est votre rôle dans la reconstruction spirituelle des personnes victimes?

Je me bats pour qu'il n'y ait pas de confusion entre le psychologique et le spirituel. C’est pourquoi j'ai fait des études de psychologie parce que dans certains lieux j'ai vu une confusion, je dirais pratiquement mortelle, entre le psychologique et le spirituel.

À l’association nous recevons des personnes qui ont été accompagnées par des spécialistes qui n'étaient pas chrétiens et dont la foi était parfois, dans des cas extrêmes, considérée comme un délire. Comme croyante, ayant fait des études de théologie, je peux reconnaître et attribuer ce qui relève de la psychologie, ce qui relève du spirituel et ce qui relève aussi, ce sur quoi moi je travaille, du spirituel dévoyé.

Comment mettre en place des procédures qui pourraient convenir au plus grand nombre possible de personnes victimes?

C'est l'énorme difficulté. Toute victime est un monde et elle doit avoir la liberté d'être ce qu'elle est. Un chemin d’amélioration ne peut se faire que si l’on respecte complètement sa liberté. Et c'est vrai qu’en ce moment, parfois je souffre de voir qu'on voudrait enfermer ou diriger les victimes, vers un certain mode de pensée, alors que chacune doit vraiment découvrir ce qu'elle porte en elle-même.

Je ne voudrais pas que sous prétexte que, comme maintenant on s'occupe des personnes victimes, il y ait une espèce de carcan qui tombe sur elles avec une obligation de penser d'une certaine manière. C’est une nouvelle alerte que je veux lancer: sachons respecter la liberté et la profondeur des personnes victimes.

Les personnes victimes, pour pouvoir se reconstruire, sont obligées d'aller chercher au fond d'elles-mêmes des forces vives qui sont à l'image du traumatisme qu'elles ont vécu, c'est-à-dire qui sont de même profondeur. Et ces forces vives, parfois les gens qui les entourent ne les reconnaissent pas car ils ne connaissent pas ces profondeurs, et ainsi ne savent pas les appréhender. On peut alors passer à côté de véritables étincelles de vie.

Vous déplorez le manque de thérapeutes spécialisés pour les victimes, quels conseils pourriez-vous donner aux personnes qui accompagnent ces personnes traumatisées?

Oui, il y a peu de thérapeutes, même si les gens se forment de plus en plus, notamment en raison des attentats, à accompagner les victimes et en particulier ce qu'on appelle le traumatisme psychique. Accompagner des personnes victimes demande une certaine force intérieure parce qu'on est toujours remis en cause soi-même. Les personnes victimes ne sont pas toujours douces et d'ailleurs il ne faut pas qu'elles le soient pour que l'énergie de leur propre identité reprenne position en elles. Il faut à la fois de la patience, car on ne maitrise pas le temps, et du discernement pour accompagner sur des voies parfois improbables.

Moi je dirais, pour encourager à accompagner les personnes victimes, qu'il y a une richesse infinie qu'on ne trouve nulle part ailleurs, du fait de la profondeur et de ce qu'elles ont vécu et de ce qu'il faut qu'elles mettent en place pour s'en sortir.

Comment est-ce qu'on peut faire pour mieux sensibiliser toute la société sur le traumatisme et l’accompagnement des personnes victimes?

Il faut, je crois, en parler de manière extrêmement compétente, parce que je trouve effectivement que les choses commencent même presque à se refermer. Et ça, c'est très inquiétant.

Je trouve qu’il y a un peu un saupoudrage d'histoires de victimes sur tout ce qui nous entoure, aussi bien dans la société civile que dans l'Église. Et donc les gens en ont ras-le-bol: «tout à la sauce victime» non, ça ne passe pas. Il faut qu'il y ait des lieux et des temps spécialisés où les victimes sont vraiment prises en compte, à la mesure de ce qu'elles ont vécu et que l'on reste ouvert sur les maux du monde comme la pauvreté, la planète…

Comme chrétienne, comment faites-vous pour garder l’espérance au milieu des décombres que vous explorez dans chaque personne victime?

C’est un choix libre de ma part de consacrer mon temps aux personnes victimes, un choix facilité par ce que j'avais traversé dans ma vie et par le contact avec des victimes. C'est un choix de vie. Ma vie est donnée à cette cause et ça me donne l’immense liberté de pouvoir dire qu'il faut être extrêmement compétent lorsqu'on s'occupe de ce domaine. Plus j'avance, plus je m'aperçois que l'incompétence peut briser des vies. Par notre incompétence, par une parole, un mot mal dit, on peut envoyer quelqu'un aux limites de la vie, voire au suicide.

L'image qui me vient à l'esprit, c'est l'image d'un bateau en mer lors d’une tempête. L’Église aujourd’hui est dans une tempête. Mais ce n'est pas au moment où il y a la tempête qu'on va se coucher. Au moment où il y a la tempête, effectivement, on a envie de vomir. Aujourd'hui, on a envie de vomir quand on voit tout ce qui s'est passé et tout ce qui se passe encore. Mais c'est à ce moment-là que l’on décuple ses propres forces et que l’on s’ancre en Dieu. C'est le moment de mettre tout en place pour tenir, dans la phase aiguë mais aussi dans la durée.

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10 mai 2024, 07:20