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Des Haïtiens défilent dans les rues de Port-au-Prince le 1er janvier 2024 en soutien au gouvernement haïtien. Des Haïtiens défilent dans les rues de Port-au-Prince le 1er janvier 2024 en soutien au gouvernement haïtien.   (ANSA) Les dossiers de Radio Vatican

220 ans d’Haïti: «Les gangs armés réduisent les Haïtiens en esclavage»

Le 1er janvier 2024, Haïti a célébré les 220 ans de son indépendance. La commémoration de cette liberté arrachée résonne étrangement dans un pays miné par les guerres de gangs qui sévissent sur le territoire. Mgr Désinord Jean, évêque de Hinche dans le centre d'Haïti, s'inquiète de la situation difficile de son pays. Il espère une solution politique du conflit pour le bien de tous les Haïtiens.

Entretien réalisé par Jean-Benoît Harel - Cité du Vatican

Il y a 220 ans, le 1er janvier 1804, les compagnons de Toussaint Louverture proclamaient l’indépendance d’Haïti au terme d’une lutte avec la France d’une quinzaine d’années. Cette indépendance est l’aboutissement d’une révolte d’esclaves sans précédent dans l’histoire. Les Haïtiens sont ainsi devenus le premier peuple noir libre du Nouveau Monde.

Mais 220 ans après ce souffle de liberté, Haïti surnommée «la perle des Antilles», accumule les difficultés: reconstruction ardue après le séisme de 2010, instabilité politique mais surtout guerre de gangs qui gangrène les rues et la vie des Haïtiens, entravant le développement économique et social. Les guerres entre factions rivales ont causé la mort d'environ 4000 personnes pour la seule année 2023. Mgr Désinord Jean, évêque de Hinche dans le centre du pays, explique les difficultés du peuple haïtien et son espérance dans une solution politique.

Entretien avec Mgr Jean Désinord, évêque de Hinche

Mgr Jean, dans quel contexte sont célébrés les 220 ans de l’indépendance d’Haïti?

La fête des 220 ans d'indépendance d'Haïti devrait être un grand événement célébré dans une ambiance de gaieté et de joie. Mais malheureusement, c'est dans une ambiance terne et morose que nous la célébrons à cause de la situation sociopolitique.

C'est un acte fondateur qui a permis à un groupe d'hommes et de femmes de se mettre debout contre la violence exercée sur leurs personnes. Ils ont brisé les chaînes de l'esclavage et ont acquis la liberté. C'est un acte fondateur non seulement pour les Haïtiens, non seulement pour les Noirs, mais pour la race humaine et pour l'humanité. Nous, Haïtiens, devons revisiter 1804 pour retrouver dans cet acte fondateur, les raisons et les motivations pour refonder la nation aujourd'hui, sur les valeurs de justice sociale, de fraternité, de solidarité et de développement humain intégral.

Est-ce que les difficultés que connait Haïti aujourd’hui, notamment les gangs, sont vécues par le peuple haïtien comme de nouvelles chaînes entravant sa liberté?

Oui, ce que nous vivons aujourd'hui s'apparente à l'esclavage parce que nous avons un pays qui est pris en otage par des gangs lourdement armés, qui sèment la terreur dans nos villes et dans les rues. C'est vraiment une forme d'esclavage. Nous sommes dans un pays où la libre circulation est conditionnée par le paiement d’une rançon. Donc oui, les gangs armés réduisent les Haïtiens aujourd'hui en esclavage alors que nous sommes 220 ans après la libération de ce peuple.

La situation entretenue par les gangs a des conséquences sur tous les aspects de la vie des Haïtiens. Les gangs sont en train de chasser les gens de leurs maisons, de détruire les commerces, de les extorquer… L'économie s'effondre aussi et tous les aspects de la vie sont impactés, même les rassemblements religieux. Prenons l'exemple de la nuit de Noël. En Haïti, il y a vingt ans, c'était la messe de minuit. Mais aujourd'hui, toutes les églises sont obligées de célébrer à 18 heures parce que les gens ont peur.

En quoi la situation des gangs bouleverse la vie de l’Église?

Au niveau de l'Église locale, ça affecte beaucoup nos activités. Par exemple, pour nos réunions entre évêques ou entre prêtres, il est très difficile de se rencontrer puisqu’on ne peut pas se déplacer. Certains diocèses sont plus en difficulté que d'autres. Dans l'archidiocèse de Port-au-Prince par exemple, il y a des foyers de gens qui opèrent tous les jours, à toute heure du jour et de la nuit.

Dans le diocèse de Hinche, c'est relativement calme. Évidemment, à la fin septembre, nous avons subi des assauts des gangs, dans une portion de notre diocèse. Il y a eu une attaque où neuf de nos prêtres ont été obligés de fuir et de se cacher, parce que c'était une attaque dans laquelle une dizaine de personnes ont été tuées et des dizaines ont été blessées. La peur plane sur nos communautés.

Des Haïtiens fuient les violences des gangs et trouvent refuge dans des abris temporaires.
Des Haïtiens fuient les violences des gangs et trouvent refuge dans des abris temporaires.

Que peut faire l’Église?

D'abord il faut rappeler que l'Église est une des victimes de cette situation d'insécurité permanente. Les prêtres, les religieux ou religieuses y sont exposés tous les jours. Certains ont même été enlevés puis relâchés contre une rançon.

L'Église a toujours prôné la recherche d'une solution politique, parce que derrière les activités des gangs, il y a des mains politiques. Donc l'Église a toujours encouragé et encourage encore les responsables politiques à s'asseoir dans une démarche honnête et sincère. Les institutions aujourd'hui sont en grande difficulté, mais la légitimité pour gouverner doit venir d'un consensus qui mettra en avant un leadership collectif.

Comment Haïti envisage la sortie de cette longue crise?

La situation a atteint un niveau de pourrissement tel qu'aujourd'hui, Haïti ne peut pas sortir seul de cette situation. Au nom de la fraternité universelle, il faut vraiment que la communauté internationale vienne en aide à Haïti. Quelle forme ça va prendre? Ça reste à discuter.

La situation ne peut pas rester comme ça éternellement. Il faut que le peuple se reprenne à espérer, pour reprendre une parole que saint Jean-Paul II avait prononcé en 1983 quand il est venu visiter Haïti. C'est ça la mission de l'Église, c'est de garder vivante cette espérance, c'est de dire au peuple que la lumière va apparaître.

Au-delà de cette parole, nous devons aussi agir sur d'autres terrains pour aider ce peuple, ou pour faire advenir le changement nécessaire pour le bien être de ce peuple. Parce que Haïti ne peut pas mourir. Haïti ne mourra pas. Et l'Église continuera d'interpeller les politiques, pour les mettre devant leurs responsabilités parce que s'ils sont à ce niveau-là, c'est pour se mettre au service du peuple et non pour maintenir le peuple dans la misère et dans la violence.


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11 janvier 2024, 10:41