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Liturgie en la cathédrale gréco-catholique de la Résurrection, le 26 janvier 2022, à Kiev. Liturgie en la cathédrale gréco-catholique de la Résurrection, le 26 janvier 2022, à Kiev.   Les dossiers de Radio Vatican

L’Église gréco-catholique d’Ukraine, pont slave vers le monde latin

La papauté et l’Église grecque catholique ukrainienne partagent une relation millénaire. À l’occasion du synode des évêques gréco-catholiques à Rome, du 3 au 13 septembre, retour sur l’histoire mouvementée et douloureuse de cette Église orientale qui a choisi l’union au Siège apostolique, il y a plus de 400 ans.

Entretien réalisé par Delphine Allaire – Cité du Vatican

Interface entre les traditions, enracinée en terres slaves orientales, elle s’est enrichie et a souffert au gré des reconfigurations territoriales et confessionnelles provoquées par les soubresauts de l’Histoire dans cette région. L’historien Laurent Tatarenko, directeur du Centre de civilisation française et d’études francophones de l’Université de Varsovie, relate avec détail et précision l’héritage de gloire et de douleur de l’Église byzantine ukrainienne. Entretien.

Quelle est la géographie religieuse du christianisme en Ukraine avant l’union de Brest-Litovsk, qui scelle en 1595 le ralliement de l’Église orthodoxe ruthène au Siège de Rome?

Aux origines, la métropole de Kiev est organisée, à la fin du Xe siècle, comme la principale institution épiscopale pour l’ensemble des Slaves orientaux. Son siège se situait dans la capitale de la Rus’, vaste entité politique dont le territoire s’étendait pratiquement de la mer Noire jusqu’à la mer Baltique aux frontières de la Finlande actuelle. La question de l’unité s’est posée pour la première fois au XIIIe siècle lors de l’invasion turco-mongole qui a dévasté cette région. Elle a entraîné le transfert de la résidence du métropolite vers la ville de Vladimir, important centre politique des régions nord-orientales de l’ancienne Rus’, puis à Moscou en 1325. Dans le même temps, les espaces occidentaux correspondants à l’Ukraine et au Bélarus actuels, désignés désormais comme «ruthènes» dans les sources occidentales, ont été annexés à partir du XIVe siècle par le royaume de Pologne et la grande-principauté de Lituanie.

De cette manière le territoire ecclésiastique de la métropole de Kiev qui continuait à relever de la juridiction constantinopolitaine a subi les conséquences des divisions politiques, avec des tentatives successives de créer de nouvelles métropoles orthodoxes, à la fois dans la province de Galicie et en Lituanie, qui seraient indépendantes des métropolites résidents à Moscou.

 

Ces projets ont connu des succès mitigés et les métropolites moscovites qui continuaient à porter la titulature de métropolites «de Kiev et de toute la Rus’» ont continué jusqu’au milieu du XVe siècle à envoyer leurs représentants à Kiev et à administrer les évêchés des régions ruthènes.

Le véritable basculement dans cette situation chancelante est venu des tendances de rapprochement avec la papauté, puisque l’Union de Florence, qui avait promulgué en 1439 l’Union ecclésiastique entre Rome et le patriarcat de Constantinople, et qui a été reconnue entre autres par le métropolite moscovite de Kiev, Isidore, a suscité une vive opposition du prince de Moscou qui l’a mis en prison. Cela a finalement provoqué l’élection d’un nouveau métropolite local, sans demander la consécration des patriarches de Constantinople, entraînant une indépendance administrative de fait de l’Église moscovite.

À son tour, Isidore qui avait réussi à quitter la Moscovie et à se réfugier à Rome a continué d’assumer les fonctions de métropolite uni de Kiev jusqu’en 1458, quand il a transmis sa charge à son familier Grégoire devenu métropolite «de Kiev, de Lituanie et de toute la Petite Rus’», titre reconnu par une bulle du Pape Pie II. Même si Grégoire a fini par renouer des liens avec le patriarcat orthodoxe de Constantinople, les frictions de ce dernier avec la hiérarchie moscovite ont validé à leur tour une forme de division de l’ancienne métropole de Kiev, avec désormais une partie ruthène, qui contrôlait l’ancien siège et une partie moscovite qui continuait à se prévaloir de la titulature kiévienne, malgré l’éloignement géographique. En d’autres termes, la consolidation de l’Église ruthène était liée à l’ancienneté de l’héritage institutionnel local, mais aussi à l’Union de Ferrare-Florence qui avait permis sa réorganisation face aux revendications de Moscou.

Pourquoi l’Église gréco-catholique ruthène d’alors était-elle si désireuse de s’unir à Rome? Quelle a été la réception de l’Union en Ukraine et à Constantinople?

Les raisons de l’Union de Brest de 1595-1596 ont fait couler beaucoup d’encre surtout à partir du XIXe siècle, avec l’affirmation des historiographies impériales. Les anciens auteurs orthodoxes ont parlé du prosélytisme catholique représenté par les jésuites, d’autres ont au contraire parlé des aspirations politiques de l’épiscopat orthodoxe ruthène désireux de sortir d’un statut de minorité religieuse et d’acquérir des droits semblables à ceux de l’Église catholique latine. Plus récemment, l’historiographie a mis l’accent sur le rôle des confréries laïques ruthènes et les maladresses des patriarches de Constantinople qui ont accordé leur protection à ces associations aux dépens des évêques orthodoxes kiéviens. Pour ma part, je crois qu’il s’agissait aussi d’une volonté de réforme interne de l’Église locale à plusieurs niveaux qui, pour des raisons sociales et politiques propres au contexte polono-lituanien, a donné lieu à des programmes différents et à terme concurrents au sein même de la communauté orthodoxe.

D’une part, celui produit par les aspirations des élites lettrées laïques façonnées par l’influence de la culture humaniste venue du monde latin et, de l’autre, celui formulé par les évêques, privés de l’appui de Constantinople et, dans le même temps, inspirés par la position de l’épiscopat catholique.

En d’autres termes, l’Union promue par la hiérarchie ecclésiastique ruthène était principalement un moyen de renforcer son autorité en s’insérant de manière plus efficace dans les rapports de force socio-politiques, en s’attirant aussi un plus grand soutien du pouvoir royal catholique et en bénéficiant du prestige de Rome, tout en préservant une forme d’autonomie grâce aux spécificités rituelles et surtout à la distance qui séparait Kiev de Rome.

Un autre élément, moins explicite, mais qui constituait la toile de fond de cette démarche, était la volonté d’adapter le modèle hérité de Byzance, celui de la symphonie des pouvoirs entre le souverain et le chef de la hiérarchie ecclésiastique, aux nouvelles configurations politiques, c’est-à-dire reconstituer un lien direct entre le prince catholique et le clergé ruthène local au sein d’un même système religieux.

Les réactions du patriarcat de Constantinople placé sous l’autorité du pouvoir ottoman ont évidemment été hostiles à ce qui apparaissait être une atteinte directe à sa juridiction.

En Pologne-Lituanie, en revanche, les attitudes face à ce ralliement à Rome ont été plus divisées, en fonction des choix respectifs faits par les grandes familles de la noblesse ruthène, de la qualité de l’encadrement ecclésiastique et de l’autorité des évêques ou encore des contextes sociaux locaux. Les régions lituaniennes, celles qui correspondraient aux régions centrales et occidentales du Bélarus actuel, ont reçu plus favorablement l’Union, alors que les territoires de l’Ukraine centrale, en particulier la région de Kiev, marquée par une forte présence des cosaques, se sont montrées hostiles au choix fait par l’épiscopat. Cette mise en avant de l’identité orthodoxe est devenue encore plus exclusive dans le cadre de la création de l’Hetmanat cosaque à partir du milieu du XVIIe siècle et son rapprochement avec la Moscovie, puis avec l’Empire russe. En revanche, les reconfigurations confessionnelles et territoriales de la Pologne-Lituanie ont fait qu’à partir du XVIIIe siècle, l’Église unie y est devenue largement majoritaire parmi la population ruthène.

Par la suite, comment l’Église grecque-catholique ruthène est-elle considérée par l’Empire tsariste russe?

Les partages de la Pologne et la disparition de la République en 1795 ont profondément affaibli l’Église ruthène unie dans chacune des trois zones partagées entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. Dans ce dernier cas, les structures gréco-catholiques ont subi le sort le moins enviable, étant considérées comme un obstacle au projet impérial tsariste. De fait, animé par un esprit de rationalisation religieuse au profit de l’Église orthodoxe dominante, l’Empire russe justifiait l’annexion des territoires de l’ancienne Pologne-Lituanie par la présence de Ruthènes en grand nombre, qui étaient définis comme des membres «égarés» de la communauté russe et qui devaient par conséquent retrouver leur place sous la juridiction de l’Église orthodoxe de Russie. Dans cet imaginaire, l’Union était considérée comme un artifice coupable de diviser les chrétiens orientaux de l’empire. Dès Catherine II, les structures de l’Église unie kiévienne ont été très fortement réduites, entraînant la conversion de nombreux fidèles à l’orthodoxie ou leur passage au rite latin. Au XIXe siècle, les mouvements d’opposition à l’empire, cristallisés par les insurrections polonaises de 1830-1831 et de 1863-1864, ont suscité une réaction encore plus ferme du pouvoir russe avec la suppression de l’Église unie dans les régions lituaniennes par le synode de Polotsk de 1839 puis, en 1875, en abolissant le diocèse de Chełm, dernier évêché uni sur le territoire du royaume de Pologne. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’Empire russe ne possédait plus de structures unies sur son territoire et tout l’héritage de l’ancienne Église catholique ruthène se retrouvait ainsi réduit à la Galicie, placée alors sous l’autorité de l’Empire d’Autriche-Hongrie.

Au fil des siècles et des influences successives, jusqu’où est allée la latinisation de l’Église ruthène?

Ce problème reste complexe, car l’Église catholique ruthène, puis ukrainienne, a toujours été tiraillée entre, d’une part, l’affirmation de son héritage oriental et de ses traditions particulières et, d’autre part, son rôle d’intermédiaire avec le pouvoir politique local et la culture issue du monde latin. Par exemple, la langue polonaise est devenue dès la seconde moitié du XVIIe siècle la langue administrative courante de l’Église ruthène unie. À la veille des Partages de la Pologne, le clergé uni s’affirmait comme l’un des relais de la rhétorique politique qui tendait à défendre l’État polono-lituanien face aux menaces extérieures croissantes. Pour autant, la séparation entre Ruthènes et Polonais restait parfaitement visible, par les usages liturgiques, par la langue ou par les particularités sociales. Des phénomènes semblables s’observaient dans l’Église gréco-catholique ukrainienne de l’entre-deux-guerres, où elle apparaît à la fois comme une institution profondément ancrée dans le système politique polonais face à l’URSS et, dans le même temps, comme un vivier actif du sentiment national ukrainien.

Plutôt qu’une latinisation semblable à une assimilation imposée, il faudrait la voir davantage comme un exemple de transfert culturel, avec une réadaptation de modèles latins au service d’une construction originale dont la nature même se définissait par ces circulations.

Qu’advient-il de l’Église gréco-catholique ukrainienne durant les persécutions soviétiques au XXe siècle?

Il y a sur ce plan une sorte de continuité avec la politique pratiquée par l’Empire russe, puisque peu après le rattachement de l’Ukraine occidentale à l’URSS, un synode réuni à Lviv en 1946 a supprimé une nouvelle fois les structures gréco-catholiques locales en les intégrant à l’Église orthodoxe du patriarcat de Moscou. Le contexte de la Guerre froide a apporté également une nouvelle lecture de ces partages confessionnels. Le Vatican était présenté par le pouvoir communiste comme une émanation du monde impérialiste, illustré par son organisation hiérarchique symbolisée notamment par la primauté pontificale, alors que la tradition orthodoxe s’est vue définie comme l’expression d’une unité fondée sur la solidarité internationale des différentes entités locales. En d’autres termes, la bipolarisation des rapports internationaux a eu un impact direct sur les rapports entre les traditions chrétiennes, qui une nouvelle fois a été néfaste pour l’Église gréco-catholique.

Comment la clandestinité et le martyre ont-ils rapproché davantage cette Église de Rome? Quel a été le rôle du pontificat de saint Jean-Paul II en cela?

Les poursuites dont faisait l’objet la communauté gréco-catholique dans les pays communistes et, en particulier en URSS même, a renforcé d’autant plus l’aura et le rôle de Rome auprès de la diaspora ukrainienne. La papauté est devenue le principal soutien des gréco-catholiques ukrainiens sur la scène internationale, mais Rome s’est imposée aussi comme un foyer spirituel et culturel de leur Église en accueillant notamment le métropolite Josyf Slipyj, libéré des camps en 1963, et en lui permettant d’y construire la nouvelle basilique Sainte-Sophie ou d’y organiser l’Université catholique ukrainienne Saint-Clément.

Quant au rôle de Jean-Paul II, il a été moins de provoquer un basculement dans ces rapports que de favoriser une consolidation, puis une reconstruction de l’Église gréco-catholique ukrainienne. Le Pape d’origine polonaise connaissait bien la question ukrainienne avec son histoire et, par-là, il était évidemment plus sensible aux problématiques du catholicisme oriental en général. Sous son pontificat, en 1990, le Code des canons des Églises orientales a été promulgué. C’est également lui qui a su soutenir et accompagner la reconstitution des structures gréco-catholiques dans l’Ukraine devenue indépendante.

Dans le contexte actuel, diriez-vous que l’Église gréco-catholique est un relais du monde occidental en Ukraine? Que reste-t-il de son poumon oriental?

Dès son retour en Ukraine, l’Église gréco-catholique s’est affirmée comme l’un des acteurs importants d’un paysage religieux complexe, puisque jusqu’en 2019 la majorité des chrétiens orientaux s’y répartissaient entre trois Églises orthodoxes (dont deux n’étaient pas reconnues canoniquement) et une Église gréco-catholique, qui toutes se rattachaient à l’ancien héritage ecclésiologique de la métropole de Kiev, partageaient en grande partie la même langue vernaculaire mais aussi la même langue liturgique et, avec des proportions différentes, se superposaient les unes aux autres sur un même territoire. Il serait inexact d’affirmer que l’Église gréco-catholique ukrainienne se sent aujourd’hui investie de la mission d’européiser ou d’occidentaliser l’Ukraine. Je dirais plutôt qu’elle se pense comme l’un des acteurs, mais non le seul, d’un projet politique commun, porté par la majorité de la société et destiné à réaffirmer la place de l’Ukraine dans la communauté européenne, en se détachant de l’influence de son voisin oriental et de son projet de «monde russe». Pour autant, il évident que les contacts privilégiés que l’Église gréco-catholique entretient avec Rome et une partie importante de la diaspora ukrainienne en Europe et dans le monde en font l’un des relais de choix pour avancer dans ce sens. C’est d’ailleurs à ce titre que l’archevêque majeur Mgr Sviatoslav Chevtchouk participe aux côtés des autres chefs religieux aux différents célébrations organisées par les autorités politiques ukrainiennes.

Dans le même temps, la place de ces facteurs culturels, surtout en temps de guerre massive, entraînent aussi une mise en avant des marqueurs identitaires, qui pourraient servir de nouveau cadre aux rapprochements entre les Églises locales par-delà les divisions confessionnelles. Avec la naissance de l’Église autocéphale d’Ukraine en 2019, un nouveau dialogue semble s’ouvrir entre les différentes communautés chrétiennes orientales ukrainiennes, comme en témoigne la récente réforme du calendrier. C’est dans ce cadre de promotion des traditions ecclésiologiques propres à l’Ukraine que nous pourrions alors parler d’une nouvelle ouverture des gréco-catholiques vers le monde oriental orthodoxe.

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07 septembre 2023, 08:00