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Le père Claudio Monge, dominicain en Turquie Le père Claudio Monge, dominicain en Turquie 

Père Monge: retrouvons une «mystique de la fraternité»

Le religieux dominicain italien Claudio Monge, en Turquie depuis plusieurs années, revient sur le sens profond du dialogue entre les religions. Il identifie également dans les crises politico-économiques, sociales et environnementales la «négation de la primauté de l'être humain sur les biens qui devraient simplement être à son service».

Antonella Palermo - Cité du Vatican

Le 4 février 2019, aux Émirats Arabes Unis, le Pape François et l'imam Ahmad Al-Tayyeb signaient le Document sur la fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune. Un texte dans lequel sont soulignées, entre autres, les conséquences néfastes d'une instrumentalisation des religions et d'une conscience humaine anesthésiée. Le père Claudio Monge vit à Istanbul depuis 14 ans, où il est supérieur de la communauté dominicaine, directeur du Centre dominicain pour le dialogue interreligieux et culturel, et curé de l'église des Saints Pierre et Paul. Il est également professeur invité en théologie des religions à l'université de Fribourg (Suisse) et à la faculté de théologie de Bologne (Italie).

Dans quel état d’esprit attendez-vous la célébration de la première Journée internationale de la fraternité humaine, appelée par les Nations unies à promouvoir le dialogue interreligieux et interculturel?

Il est évident que nous ne devons pas renoncer à relancer les appels et surtout les initiatives visant à promouvoir une culture de paix qui encourage le développement durable, la tolérance, l'inclusion, la compréhension mutuelle et surtout la solidarité. Je suis également absolument certain que le Pape François ne se contentera pas d'une résolution de l'ONU, mais qu'il continuera lui-même à aiguillonner inlassablement les responsables de la planète et chacun d'entre nous, en proclamant cette parole, en insistant en toute occasion, à temps et à contretemps, comme l'apôtre Paul y exhorte dans sa deuxième lettre à Timothée. Je reste convaincu que les vraies révolutions commencent par le bas, là où se tissent de nouvelles logiques, même dans les difficultés du quotidien.

Comment passer d'une attitude de "criminalisation" de l'autre à une attitude de proposition qui favorise la création de ponts? Le Pape répète que les fondamentalismes traversent les cultures, les pays, les religions. Comment purifier les religions des tentatives de les manipuler à des fins qui ne sont pas celles de l'amour, du respect de la vie et de la dignité?

Le christianisme n'est-il pas la religion de l'incarnation, de Dieu fait homme pour que l'homme devienne Dieu, pour paraphraser saint Irénée de Lyon? Le Pape François nous rappelle – dans son dialogue avec le grand imam Ahmad Al-Tayyeb - que la première mission d'un croyant est de construire un monde humain, dont le sens (…) va au-delà de l'humain, mais en même temps doit rester humain. La théologie elle-même doit repartir de l'écoute de l'humanité, repartir des gens, des histoires concrètes, en particulier de ce qui est le plus tragique: la douleur, l'injustice, la mort. Essayer de donner une réponse à la question du sens qui surgit constamment du cœur de l'humanité. Car je crois que seule la rencontre avec l'autre peut être un prélude à la rencontre avec l'autre avec un "A" majuscule.

Nous devons cesser de parler des autres en les réduisant à l'univers auquel ils appartiennent, et les rencontrer. Le Christ lui-même, au moment de l'appel des Douze, ne leur a pas proposé un manifeste programmatique auquel adhérer, mais il leur a proposé de le suivre, de le fréquenter, de vivre à sa suite dans son pèlerinage au cœur de l'être humain. (…) Je voudrais également souligner que ce n'est jamais au nom de notre religion que le premier contact avec l'autre a lieu, mais au nom de l'humanité qui nous unit. Et elle ne peut être réduite à la seule dimension religieuse, aussi importante soit-elle. La dimension religieuse n'épuise pas la complexité anthropologique; nous sommes bien plus que notre être religieux, et les croyances ne peuvent se greffer que là où l'humanité est un terrain fertile.

Nous nous demandons donc souvent, à juste titre, comment purifier les religions des tentatives de manipulation. Je dirais tout d'abord en dénonçant comme un acte idolâtre et non comme un hommage à la foi en Dieu la croyance et l'affirmation de faire Sa volonté en tuant en Son nom. Parce qu'en réalité, en faisant cela nous remplaçons Dieu et son commandement par notre propre image de Dieu, avec la prétention d'interpréter son jugement indiscutable. Nous le dégradons en le faisant complice de notre violence, de notre ressentiment. Je pense qu'il est très naïf de croire qu'un être humain, même fanatique, agit exclusivement pour des raisons purement religieuses; en même temps, la violence, revêtue de motivations religieuses doit être dénoncée et démasquée avant tout théologiquement, et pas seulement sociologiquement. C'est ce que le document d'Abou Dhabi veut surtout nous dire.


L'encyclique Fratelli tutti développe des thèmes déjà contenus dans le document d'Abu Dhabi. Il est rappelé qu'une culture saine est une culture accueillante qui sait s'ouvrir aux autres, sans renoncer à elle-même, en offrant quelque chose d'authentique. Pouvez-vous nous parler d'une expérience qui va dans ce sens au cours des années de votre présence en Turquie?

Par le terme «culture», je pense que le Pape François entend quelque chose de profondément enraciné dans un peuple, dans ses convictions les plus claires, dans son mode de vie. La culture est liée à des désirs, à des intérêts, à la façon dont les gens vivent leur vie. C'est donc quelque chose en devenir, quelque chose de dynamique, en développement, quelque chose de profondément contextualisé historiquement, et non un ensemble de notions théoriques transmises de génération en génération. En pratique, l'expérience quotidienne de la rencontre est ce que nous faisons tous les jours, et c'est avant tout une écoute de ce qui fait vibrer l'autre. Ou aussi, moins poétiquement, je dirais, de ce qui l'angoisse, de ce qui l'empoigne totalement pour l'empêcher de vivre en plénitude. Il s'agit précisément d'une maïeutique, c'est-à-dire de permettre une naissance, de permettre les conditions d'une histoire de soi-même en construisant un contexte de confiance suffisant pour le faire.

J'ai souvent vécu cette dimension, où, par exemple, on libère l'autre de l'oppression de l'idée que l'on a de lui, ou qu'il croit simplement que vous avez de lui. Des chemins de rencontre extraordinaires s'ouvrent. Je me souviens d'une amie très chère avec laquelle j'ai travaillé pendant de nombreuses années, une musulmane pratiquante, turque, nous préparions souvent ensemble des entretiens pour des conférences. Un jour, alors que nous buvions du thé, je lui ai dit: «Je ne t'ai jamais rien demandé sur ta foi, surtout sur la façon dont tu pries. Dis-moi quelque chose sur votre façon de prier». Et je me souviens qu'elle m'a regardé et a éclaté en sanglots, parce qu'elle était si heureuse et en même temps surprise. Même si elle me connaissait comme religieux, comme prêtre, je lui posais une question si intime qui la reconnaissait comme croyante (…). Elle se libérait implicitement de l'étiquette que les Occidentaux, que je représentais à ce moment-là, ont souvent lorsqu'ils rencontrent, par exemple, un musulman. Donc c’est cela: ouvrir les frontières, abattre les murs pour qu'ils deviennent des passages, des seuils qui nous permettent de nous rencontrer et de vivre en plénitude.

C'est dans cette veine que s'inscrivent vos réflexions sur la théologie de l'hospitalité. Comment résumeriez-vous cette approche?

Tout d'abord, il faut apprendre à gérer la relation - apparemment paradoxale - entre l'engagement de fidélité à son propre chemin de recherche de la vérité et l'attitude d'ouverture, de respect et même d'estime envers la recherche de l'autre. Je dis bien recherche et non possession. Parce que la vérité dépasse la compréhension que l'on peut en avoir. C'est toujours une invitation à aller au-delà, dans laquelle la figure de l'autre, entendu comme chercheur, ne peut pas me laisser indifférent, car elle me stimule et m'inspire. Certes, il n'y a pas d'hospitalité possible sans intériorité, sans cette maison, ce lieu où l'on peut accueillir, de manière à ne pas faire de l'invité un otage. C'est une révolution de la relation, et aussi pour ce qui concerne le temps et l'espace: non pas comme quelque chose de géré et nous appartenant exclusivement, mais l'espace comme un lieu où l'accès et la sortie expriment la liberté maximale de la rencontre.


Les paroles du Pape lors du moment extraordinaire de prière du 27 mars dernier résonnent fortement: «Personne ne se sauve tout seul». À près d'un an de distance, pensez-vous que la pandémie ait accentué le besoin de fraternité, ou que la peur et l'enfermement en soi ont prévalu?

Je dirais les deux. Nous avons découvert de façon spectaculaire que la pandémie est tout sauf démocratique. Bien sûr, le virus ne connaît pas de barrières et peut s'insinuer dans l'existence de toute personne, mais la possibilité de s'en défendre et de s'en remettre n'est pas la même, et nous le voyons aussi ces jours-ci avec les vaccins. Le fait que nous soyons inévitablement interconnectés signifie que notre salut passe par le salut des autres et ne peut se concevoir de manière isolée. Attention, ceci est un fait économique et géopolitique avant d'être un fait théologique. Il n'est pas nécessaire d'être croyant pour s'en rendre compte. Et pourtant, souvent et de plein gré, nous risquons de perdre cette occasion extraordinaire - voire dramatique à certains égards – de la pandémie, afin d’en devenir pleinement conscients et d'agir en conséquence.

Que voulez-vous dire quand vous dites que nous devons provoquer une révolution dans notre façon de voir le monde? Et comment cela affecte-t-il la fraternité humaine?

La vision économique, comme François nous le rappelle à plusieurs reprises - dans l'encyclique Fratelli tutti mais aussi dans Evangelii gaudium – est une logique fonctionnaliste, indifférente au soin du monde et des personnes qui l'habitent. Elle monétise les relations avec une orientation anthropologique qui réduit l'homme à un seul de ses besoins, la consommation. Il fétichise l'argent, tout doit avoir un rendement immédiat et satisfaire des intérêts immédiats qui tournent souvent en dérision les visions d'ensemble. Le problème est que face à l'épuisement de certaines ressources, des scénarios favorables à de nouvelles guerres et à de nouveaux affrontements se créent progressivement, peut-être déguisés en nobles revendications. Les crises permanentes que nous traversons, politico-économiques, environnementales et sociales, ne sont que l'épiphénomène d'une crise plus radicale, qui est à nouveau anthropologique: la négation de la primauté de l'être humain sur les biens qui devraient simplement être à son service.

La vision contemplative remet la primauté de l'être humain au centre. Elle consiste à regarder la grandeur sacrée de son voisin, à voir Dieu dans chaque être humain. Nous devons opérer une sorte de mysticisme de la fraternité qui nous fasse voir en tous - en particulier, nous dit le pape François, face aux pauvres, aux handicapés, aux personnes âgées, aux migrants, aux enfants - la présence de Dieu et l'amour de Dieu lui-même. Car nous n'aimons pas les autres parce que nous sommes bons, mais parce que Dieu, en qui nous disons croire, les aime: c'est lui qui est bon. Ce n'est pas de la simple philanthropie. Le Pape François explique l'urgence et la nécessité de repenser la solidarité, non plus comme une simple assistance aux plus pauvres, mais comme une remise en question globale de l'ensemble du système, comme une recherche des moyens de le réformer, de le corriger d'une manière qui soit cohérente avec les droits fondamentaux de tous les hommes.


Dans cette perspective, comme voyez-vous le voyage du Pape François en Irak, pays frontalier de la Turquie?

C'est un voyage qui s'inscrit dans une trilogie fondamentale, dont font aussi partie le voyage à Abou Dhabi et celui au Maroc. Le Pape est revenu ici dans le monde islamique maghrébin pour exprimer la solidarité entre les croyants et l'appel commun à se mettre au service de toute la famille humaine, une sorte de mise en œuvre immédiate de ce qui était les prémisses du Document d'Abou Dhabi. À l'époque, les motivations étaient: le dialogue interreligieux, la question des migrants, le soutien à la présence de la petite communauté chrétienne. Des thèmes qui reviennent également en Irak, avec des particularités extraordinaires. Le thème interreligieux prendrait une valeur extraordinaire, également intra-islamique: il est difficile d'imaginer un événement plus pertinent que la rencontre possible entre le Pape François et le grand ayatollah Al-Sistani dans la ville sainte de tous les chiites. Ce serait vraiment élargir l'appel aux frères de l'Islam de manière significative et symbolique.

Aujourd'hui, l'Irak est déchiré par un conflit perçu comme l’expansionnisme chiite iranien. Signer aussi le document d'Abou Dhabi à Nadjaf serait vraiment d'une importance extraordinaire. Ensuite, il ne faut pas oublier l'extraordinaire pertinence interreligieuse, notamment en ce qui concerne les grandes figures des monothéismes sémitiques. Mossoul et Ur des Chaldéens: d'une part, ils nous rappellent la figure de Jonas et l'invitation à la conversion, d'autre part, Abraham nous rappelle la vocation radicale de l'homme, du croyant par excellence, de ceux qui sont soumis à la volonté de Dieu, et cela appelle les croyants en un Dieu unique au dialogue, à la communion. Ce serait, je crois, un voyage d'une signification extraordinaire que j'associerais au pèlerinage de saint Jean-Paul II en Terre Sainte en l'an 2000, avec cette petite feuille de papier demandant pardon glissée dans les fissures de ce qui reste du mur du Temple de Jérusalem.

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04 février 2021, 14:43