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Le père jésuite rwandais Elisée Rutagambwa, doyen de l’Institute of Peaces Studies and International Relations, à Nairobi (Kenya) Le père jésuite rwandais Elisée Rutagambwa, doyen de l’Institute of Peaces Studies and International Relations, à Nairobi (Kenya) 

Résolution des conflits: entre mémoire, justice et réconciliation

La résolution des conflits pour la recherche d’une paix durable est une question existentielle. Dans le cas du Rwanda post-génocide, une approche compréhensive qui inclu en même temps mémoire, réconciliation et justice s’avère nécessaire. C’est la proposition qu’a faite le jésuite rwandais Elisée Rutagambwa au colloque organisé mi-janvier par l’université Antonianum de Rome. Dans un entretien accordé à Vatican News, il a souligné l’importance de mettre ensemble ces trois concepts.

Entretien réalisé par Stanislas Kambashi,SJ – Cité du Vatican

«Du conflit ukrainien à d’autres conflits» est le thème du colloque organisé les 16 et 17 janvier derniers par l’université pontificale Antonianum. Écoute, réflexion et recherche des voies de réconciliation étaient au cœur de ce forum, qui a vu la participation des ressortissants de certains pays qui ont connu ou qui connaissent des conflits, comme la Colombie, la RD Congo, le Rwanda, la Côte d’Ivoire, la Terre Sainte, etc. Le jésuite rwandais Elisée Rutagambwa, doyen de l’Institute of Peaces Studies and International Relations, à Nairobi, a tenu une conférence sur le thème: «The politics and Ethics Memory, Justice and Reconciliation in Post-Genocide Rwanda». Après ce colloque, il est revenu sur ce qu’il a proposé.

Père Elisée, vous avez pris part au colloque sur la résolution des conflits. De quoi s’agissait-il au juste?

Nous avons reçu une invitation de l’université franciscaine Antonianum de Rome, pour participer à un colloque sur la question de la guerre en Ukraine. Mais les organisateurs se sont rendus compte que les Européens se sont beaucoup focalisés sur ce conflit, qui est en réalité une surprise, parce que l’Europe a passé beaucoup de temps sans connaitre un conflit de cette envergure, après la Seconde Guerre mondiale. Mais en se focalisant ainsi, ils se sont rendu compte qu’ils ont oublié d’autres conflits à travers le monde. C’est ainsi que, en voulant organiser un colloque sur la question de la guerre en Ukraine, ils ont jugé bon d’inviter d’autres pays qui ont vécu des temps de conflits, afin d’apprendre de leurs expériences et voir ce qu’ils peuvent faire dans le sens de la résolution; car en matière de conflits, il n’y a pas d’experts qui peuvent maitriser la situation. Et dans la perspective de l’Église synodale initiée par le Pape, il faut se mettre ensemble, s’écouter mutuellement et apprendre à marcher ensemble. Car, le processus de résolution des conflits est une longue démarche.

Quelle a été votre contribution à ce colloque, vous qui travaillez dans une institution dont les études sont orientées vers la recherche de la paix?

Je suis dans cet institut depuis six ans. Chaque jour je me rends compte que la question de la résolution des conflits doit être une priorité. Quand on regarde la carte géographique de l’Afrique aujourd’hui, on se rend compte qu’il y des conflits pratiquement dans chaque région. Même quand l’espoir d’un changement commence à renaître, on retombe: il suffit de penser à ce qui s’est passé en Ethiopie; il y a le Soudan du Sud, l’est de la RD Congo. Aux vues de tous ces conflits, la question de la paix est vraiment existentielle.

C’est pourquoi quand on m’a demandé d’intervenir, je ne me suis pas seulement livré à un exercice intellectuel ou académique. Je l’ai plutôt considéré comme une question existentielle, parce qu’il y a des vies humaines en jeu.

La question qui a guidé ma contribution concerne la problématique de la politique et de l’éthique, de la mémoire, de la justice et de la réconciliation. Dans la perspective actuelle, je crois qu’on se rend compte que les méthodes classiques ne fonctionnent pas. La justice par exemple ne fonctionne que quand il y a des institutions stables. Or les conflits entament ces mêmes institutions. Dans le cas du Rwanda par exemple, après le génocide, tous les juges étaient morts, tout le système était complètement à plat. Lorsqu’on a commencé à arrêter les accusés, 120 000 personnes devaient être conduites à la justice. Sans police, ni système judiciaire, comment rendre la justice? Cela devenait impossible. Le procureur du Tribunal spécial international pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie a dit que même si on avait un système comme celui des USA qui fonctionne bien, et avec beaucoup de ressources, le processus aurait pris plus de 200 ans pour emmener à la cour tous ces criminels. De plus, quand les gens ont commencé à confesser, le nombre ne faisait qu’augmenter. Et même si on demandait de l’aide dans tout le continent, il n’y a pas moyen de tout résoudre.

On peut donc dire que vous vous êtes focalisé sur le génocide de 1994 au Rwanda, qui est déjà un cas assez complexe?

Exactement. Partir du génocide au Rwanda pour parler d’autres conflits en Afrique, c’est montrer que même si ces conflits n’ont pas les mêmes proportions, les défis sont presque les mêmes. Car, lorsqu’on a des systèmes judiciaires qui ne fonctionnent pas, ou qui n’ont pas assez de ressources ou qui sont corrompus, l’état des conflits ne peut qu’empirer. Alors il faut inventer d’autres moyens.

Quels sont ces moyens, ces remèdes?

Des intellectuels ont déjà commencé à s’intéresser à cette question, car on s’est rendu compte que la justice pénale ne peut pas répondre à ces genres de défis. Dans ce sens, ils ont commencé à emprunter des notions comme la mémoire et la réconciliation, des concepts religieux qu’ils transposent dans le domaine politique. La réflexion est maintenant portée sur comment faire usage de ces concepts en les appliquant dans un domaine globalement social sans nécessairement leur donner une connotation religieuse. De là surgissent quelques contradictions: certains estiment que la situation est tellement complexe qu’il faut oublier la justice; qu’il faut plutôt essayer de mettre des gens ensemble, afin qu’ils discutent entre eux, et cherchent à se pardonner mutuellement. Or, la réconciliation sans la justice ne peut pas marcher.

Dans le cas du Rwanda, par exemple, il y avait des gens qui ont comploté, qui ont été le cerveau du génocide. Il y en a d’autres qui ont voulu s’approprier des biens des autres ou piller. Il y a différents niveaux de responsabilité. Mais aussi, on se rend compte qu’il y a une sorte de mouvement où certains se sont embarqués dans une affaire sans réfléchir. Mais en même temps, on se confronte au défi de la reconstruction d’un pays totalement détruit et on ne peut le faire sans la participation des bourreaux et des victimes ensemble. Et là, vouloir laisser de côté la justice pour réconcilier, ce ne sera qu’une «réconciliation à l’amiable».

Même si l’on procède suivant le modèle chrétien ou sacramentel, il faut d’abord qu’il y ait la reconnaissance de la faute, l’expression du remord, la formulation des vœux de ne pas recommencer et la réparation; donc tout un processus avant de procéder à la réconciliation. L’avantage de ce modèle chrétien est que, une fois l’absolution prononcée, tu es pardonné et tout est fini. Mais politiquement parlant, tout ne se clôture pas à ce niveau. Et puis, la dimension verticale seule ne suffit pas; encore faut-il intégrer celle horizontale, sociale. On ne se réconcilie pas seulement avec Dieu, mais aussi avec les autres.

Voilà pourquoi il faut inclure les trois dimensions…

C’est pour cela que j’ai proposé une approche plutôt compréhensive qui inclus en même temps la mémoire, la réconciliation et la justice. Quand on parle de la mémoire, il y a dans les traditions africaines des processus objectifs pour réconcilier les communautés. Un de ces modèles traditionnels a été adopté au Rwanda: on met les personnes ensemble et les poussent à travailler ainsi. Au fil du temps, elles se rendent compte qu’elles ont plus de choses en commun que ce qui les divisent. Et tout le monde en bénéficie. Car, à force de se mettre ensemble, on peut se parler et en se parlant, on est capable de sympathiser et de partager la souffrance d’autrui, même celle du bourreau; ainsi se créée une relation, qui rend possible le vivre-ensemble.

Mémoire, réconciliation et justice: comment la société rwandaise et, en général, les sociétés africaines, peuvent appliquer ce modèle dans le concret des moments actuels.

La question de la mémoire, de la justice et de la réconciliation ne concerne pas seulement l’Afrique. Car, tous les maux dont l’Afrique a souffert, tels que l’esclavage, la colonisation et autres n’est pas une affaire seulement africaine, mais qui implique l’Afrique et ses relations avec les autres. C’est pourquoi ce modèle est très important, il faudrait l’explorer avec le concours de la bonne volonté et une détermination d’éradiquer les mauvais souvenirs du passé.

L’Église étant bien outillée et structurée, peut jouer un rôle très important dans ce processus de réconciliation. Au Rwanda, l’Église a par exemple joué un rôle de médiation pour réconcilier, même si des efforts restent à faire pour parvenir à une réconciliation parfaite. C’est pourquoi il faut saisir l’opportunité et travailler pour que les populations se rendent compte qu’il y a une chance de se mettre ensemble. Il faut aussi travailler l’esprit des gens à vaincre la peur d’aborder d’autres personnes et leur proposer ce chemin de réconciliation.

Vous enseignez à l’Institute of Peaces Studies and International Relations. Quel est l’apport de cet institution dans le paysage actuel de l’Afrique, avec beaucoup de zones des conflits?

Au Kenya, nous avons commencé en 2004, et aujourd’hui, nous avons formé beaucoup d’étudiants qui sont dans des communautés, qui travaillent au sein des gouvernements comme conseillers, notamment sur des questions liées à la gestion de conflits. Le choix de notre institut de combiner des études de la paix et de relations internationales n’est pas le fait du hasard, car, ça se complète. D’un côté, il faut épauler ceux qui travaillent dans les gouvernements dans le cadre de la conception des politiques nationales, mais il faut aussi travailler à la base. Aujourd’hui, il n’y a pas seulement des conflits armés, mais il y aussi des conflits familiaux, basés sur la terre, ceux écologiques… finalement on a des conflits à tout point de vue. Alors, l’institut est dans la perspective de former des personnes capables de faire des analyses sérieuses et qui peuvent aussi quantifier, pour ne pas se contenter des perspectives véhiculées par l’opinion générale, mais faire des analyses objectives pour établir les raisons et les causes de telle ou telle situation. Le but étant de répondre aux questions africaines par des personnels qualifiés, maitrisant la situation et capables d’établir des perspectives africaines pour que l’Afrique ne soit pas toujours réceptive des politiques étrangères. Car, quand une personne autre traite de ces genres de situation, il y a en jeu certains intérêts; or pour un Africain, c’est la vie qui est en jeu, étant donné qu’il s’agit de répondre aux besoins réels.

Cette institution a formé plus ou moins 250 jeunes qui font leurs preuves partout où ils sont présents.

Avez-vous un dernier mot?

J’apprécie l’initiative de cette conférence qui marque une prise de conscience des occidentaux sur la situation des conflits dans le monde. C’était le lieu pour leur faire comprendre que le conflit ukrainien n’est pas le seul dans le monde, qu’il existe d’autres conflits plus graves et dont ceux qui sont directement concernés souffrent énormément. Par conséquent, il n’est pas question de contraindre les Africains à s’aligner, condamner, ou de faire quoi que ce soit. Il s’agit plutôt de se rendre compte que nous avons des défis communs et qu’il faut agir comme une humanité commune pour l’intérêt de tout le monde. Il faut s’entraider et réfléchir ensemble pour trouver des façons plus ou moins créatives et authentiques de faire face à ces problèmes.

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11 février 2023, 16:28