Fresque dédiée au père Rutilio Grande dans le village d'El Paisnal. Fresque dédiée au père Rutilio Grande dans le village d'El Paisnal. 

Béatifications au Salvador, un pays qui a soif de vérité et de justice

Le jésuite Rutilio Grande et les deux laïcs qui ont été assassinés avec lui en 1977 par des escadrons de la mort au service du régime, seront béatifiés ce samedi au Salvador, ainsi qu’un missionnaire franciscain, tué trois ans plus tard alors que débutait la guerre civile. La messe sera célébrée dans la cathédrale de San Salvador par le cardinal Gregorio Rosa Chávez. Le point commun de ces martyrs: tous œuvraient aux côtés des pauvres. Entretien avec l'historien salvadorien Rodolfo Cardenal.

Manuel Cubías – Cité du Vatican

Le 12 mars 1977, vers cinq heures de l’après-midi, le père Rutilio Grande accompagné de deux laïcs, Manuel Solórzano (72 ans) et Nelson Rutilio Lemus (15ans), étaient en route pour le village d’El Paisnal à 40km de San Salvador afin de clore une neuvaine de prière en honneur de saint Joseph, le patron de la communauté. Le père «Tilo», ainsi que le surnomme les paysans, n’y arrivera jamais.

Leur véhicule tombe dans une embuscade tendue par un groupe d’hommes armés. La voiture fait un tonneau. On y retrouva les trois corps. Plus tard, un rapport scientifique soulignera que le cadavre du père Rutilio Grande était criblé de douze balles. Lorsqu’ils eurent vent des assassinats, les villageois d’El Paisnal se précipitèrent sur place. Des membres de la Garde nationale leur interdirent d’approcher.

Le père Rutilio et les deux paroissiens tués par des hommes armés.
Le père Rutilio et les deux paroissiens tués par des hommes armés.

Le père Rutilio Grande a été exécuté en raison de son engagement auprès des pauvres, comme le furent les deux laïcs et le missionnaire italien Cosmo Spessotto, également béatifiés ce samedi au Salvador. 

Engagés auprès des pauvres

À partir de 1970, dans la société salvadorienne caractérisée par d’énormes inégalités, de plus en plus d’organisations paysannes commencent à s'activer pour revendiquer leurs droits, au moment même où plusieurs groupes de pouvoir affrontaient les organisations syndicales et où s’accentuait la répression du régime ; un crescendo de violences qui a frappé en particulier les membres de l’Église, accusés d’inciter les paysans et les pauvres au soulèvement.

En 1992, au terme de la guerre civile qui explosa en 1980, plus de 20 prêtres ont été tués, quatre religieuses, une centaine de catéchistes ainsi que l’archevêque de San Salvador, Mgr Óscar Romero.

Un idéal de fraternité

Pendant toute cette période, le père Grande s’est démené afin que la vie et les droits des paysans soient respectés. Auteur de «Vida, pasión y muerte del jesuita Rutilio Grande» (2016), le jésuite Rodolfo Cardenal rappelle combien Rutilio Grande suivait un idéal de fraternité pour l’Église et pour le monde ainsi qu’il l’affirmait dans une homélie du 13 février 1977 à Apopa: «De longues nappes, une table commune pour tous, des tabourets pour tous, et le Christ au milieu ! Celui qui n'a pris la vie de personne, mais a au contraire offerte la sienne pour la cause la plus noble... La construction du Royaume, qui est la fraternité d'une table commune, l'Eucharistie..».

Une approche innovante

Lorsqu'il fut affecté à la paroisse d'Aguilares, le père Rutilio avait appelé les séminaristes, ainsi que les laïcs, hommes et femmes, à aller à la rencontre de leurs frères. «Maintenant, nous n'attendrons pas les missionnaires venant de l'extérieur. Nous devons plutôt être nous-mêmes des missionnaires». C’est ainsi que le père Grande et ses collègues jésuites ont commencé à rendre visite aux gens dans les communautés rurales et urbaines. La proximité avec les paysans et leurs souffrances devait être un axe majeur de leur travail pastoral. Au fil du temps, cette approche personnelle a attiré de nombreuses personnes qui ont pris part à la célébration de l'Eucharistie, se rapprochant des sacrements et des études bibliques, ce qui a donné naissance à une communauté dynamique de chrétiens participant activement à la vie de la paroisse.

 «C'est ce que le Pape François appelle aujourd'hui "l'Église en sortie", qui va aux périphéries. Ils sont allés à la périphérie. C'était le rêve du père Grande, il voulait que la création soit partagée par toute l'humanité, que personne ne déclare comme sienne une chose commune à tous. Il a encouragé la création de communautés où chacun avait son propre espace».

Rodolfo Cardenal insiste sur l'importance de l'apport et de l'expérience pastorale du père Rutilio Grande, notamment sur la pastorale de conjunto qui promeut l'exercice de la pastorale en équipe. «Ce qui, en substance, est ce que le Pape François appelle la voie synodale». C’est ce à quoi oeuvrait le père Rutilio Grande qui s’est également engagé «pour une société dans laquelle les êtres humains pourraient vivre en plénitude».

Un missionnaire défenseur de la non-violence

Outre le père Grande et les deux laïcs qui l’accompagnaient, un missionnaire italien sera également béatifié demain. Envoyé en 1950 au Salvador, le franciscain Cosmo Spessotto y avait construit une église, ouvert une école et un lieu de formation pour les agriculteurs. Alors que la guerre civile éclate, il plaide pour la non-violence, dénonce les atrocités. Il se tient aux côtés de ses paroissiens. Son engagement lui vaut plusieurs menaces de mort. Le frère Cosmo Spessotto se préparait d’ailleurs à être tué puisqu’il écrivait, quelques jours avant sa mort, être prêt au martyr, «un don de Dieu, une grâce». Assassiné alors qu’il priait à genoux dans son église, le religieux a eu le temps de pardonner ses assaillants avant de décéder.

Une fidèle en prière devant la tombe du frère Cosmo Spessoletto
Une fidèle en prière devant la tombe du frère Cosmo Spessoletto

Un pays qui a soif de justice et de vérité

Pour le père Cardenal la béatification de ces quatre hommes engagés auprès des plus pauvres place l'Église salvadorienne et latino-américaine sur la voie de l'Église martyre: «Rutilio Grande est associé à Mgr Romero. Et Mgr Romero ne peut être compris sans Rutilio Grande. Avec d'autres prêtres, il a travaillé à préparer le chemin pastoral que Romero a ensuite suivi». D'autre part, selon le biographe jésuite, le père Grande et les trois autres martyrs symbolisent une «soif de vérité et de justice dans un pays où le mensonge est structurel, où l'impunité prévaut et où les crimes de guerre n'ont fait l'objet d'aucune enquête ni d'aucun jugement».

 

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21 janvier 2022, 12:34