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Se mettre à l'écoute des victimes d'abus sexuels, un devoir évangélique pour l'Église

Le père Stéphane Joulain, prêtre de la Société des Missionnaires d'Afrique et psychothérapeute, nous explique les enjeux posés par le phénomène des abus sexuels sur mineurs au sein de l'Église catholique

Cyprien Viet - Cité du Vatican

La Rencontre sur la protection des mineurs organisée cette semaine à Rome, du jeudi 21 au dimanche 24 février, suscite de très fortes attentes au sein de l’Église catholique et dans toute la société. Cette réunion au format inédit, durant laquelle presque tous les présidents de conférence épiscopale seront présents autour du Pape François, sera une étape importante dans la prise en compte de ce phénomène des abus sexuels sur mineurs, face auquel les différents épiscopats n’ont pas réagi au même rythme.

Le père Stéphane Joulain, membre de la Société des Missionnaires d’Afrique, communément appelés les “Pères blancs”, est un psychothérapeute ayant accompagné des victimes d’abus mais aussi des auteurs d’abus. Son expérience lui a donné la matière d’un livre intitulé Combattre l’abus sexuel des enfants, publié en 2018 aux éditions Desclée de Brouwer. Il explique comment l’Église peut et doit prendre en compte ces phénomènes pour répondre à sa responsabilité vis-à-vis des plus petits, qui n’est pas seulement institutionnelle mais surtout évangélique, à la suite du Christ. 

Entretien avec le père Stéphane Joulain

Il y a souvent une ambiguïté dans les termes utilisés, comme le mot “pédophilie” qui est couramment employé, mais qui ne recouvre pas exactement toutes les problématiques liées aux abus sexuels sur mineurs. Comment mieux définir ces phénomènes ?

La pédophilie, c’est un terme générique qui est utilisé dans beaucoup de milieux, qui correspond à ce que les professionnels de santé définissent comme «une attraction exclusive envers les enfants pré-pubères». Classiquement, c’est la définition.

Mais ce qui est en jeu, c’est plus large que ça, puisqu’il s’agit des «comportements abusifs et agressifs envers les enfants», et qui sont faits par des gens qui ne sont pas nécessairement pédophiles au sens clinique. Il peut y avoir des abus commis sur des jeunes qui sont un peu plus âgés, qui ont déjà fait la puberté, mais tous ceux qui commettent des abus sur des enfants pré-pubères ne sont pas nécessairement pédophiles au sens strict, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas attirés exclusivement par les enfants.

Par exemple, dans les cas d’inceste, qui est l’une des grandes problématiques, ce sont généralement des gens qui sont en couple, en relation avec quelqu’un, mais qui vont abuser d’un enfant. Généralement, on dit «ce sont des pédophiles», mais non, ce sont des personnes qui ont un comportement abusif envers les enfants, qui ont commis un acte de nature pédophilique mais ils ne peuvent pas être diagnostiqués comme pédophiles car ce diagnostic suppose un critère d’exclusivité de l’attirance pour les enfants pré-pubères.

Mais ce qui est en jeu dans l’Église et dans beaucoup de lieux, c’est l’agression sexuelle de l’enfant, c’est-à-dire le comportement abusif, agressif, sur le corps de l’enfant, de 0 à 18 ans.

On est saisi de vertige depuis quelques années, face à la multiplication des révélations d’affaires d’abus, évoquant parfois des cas récents, parfois des cas plus anciens… En même temps, cette libération de la parole fait aussi partie de ce que l’Église doit encourager. Comment l’Église peut-elle accompagner cette libération de la parole, qui semble un mouvement inexorable mais qui en même temps se fait parfois d’une façon très violente et traumatisante ?

Il faut que l’Église développe une aptitude à l’empathie d’une manière profonde, qu’elle saisisse ce que ça demande à une victime d’oser la parole. Il faut comprendre ces mécanismes-là, parce que je pense que quand on arrive à les comprendre, on peut saisir que ce n’est pas si facile que ça de libérer la parole. Comprendre les mécanismes de honte qui ont été imposés, la souillure qui a été imposée au corps, le silence qui a été imposé, la non-écoute de la parole… Parce que parfois, les victimes ont essayé de parler. On voit bien que les enfants peuvent tester pour savoir s’ils vont être entendus. Et si, tout de suite, on a renié leur parole en disant «mais non, tu racontes des bêtises» ou «il ne faut pas dire des choses comme ça», et ainsi de suite, ils vont se replonger dans le silence.

Et plus ils vieillissent, plus ils ont des choses à perdre, en terme d’image, de respectabilité, de construction d’eux-mêmes, ils construisent des familles, etc… Et plus on a quelque chose à perdre, plus cela devient difficile de parler. Donc il faut bien se rendre compte de ce que ça demande. Je me souviens toujours de cet homme d’une cinquantaine d’années qui me disait, au moment où l’on atteignait la prescription des faits, ne toujours pas savoir comment il allait en parler à ses parents. Il faut bien percevoir ce que cela représente, pour une victime, d’oser la parole. Tout ce qu’elle a à dire, tout ce qu’elle a à perdre. Ce n’est pas simplement comme dire «on m’a volé 50 euros». C’est pas ça. C’est vraiment : «On m’a souillé(e), on a bafoué mon corps, on ne m’a pas respecté(e), je me suis trouvé dans une situation d’impuissance, je n’ai pas été reconnu(e)»

Et certains peuvent ressentir la culpabilité que leur agresseur leur a transmis. Parce que leur agresseur va leur dire, par exemple : «Ce qu’on a fait, c’est pas bien» ou «ça restera notre secret».  Donc ils incluent la victime dans le comportement agressif, et certaines victimes peuvent porter pendant très longtemps une culpabilité qui n’est pas la leur ! Donc c’est pour ça que l’Église doit vraiment prendre avec patience un apprentissage de l’écoute, qui arrive à se mettre en bonne balance avec toute la souffrance de l’autre, et vient voir tout ce que ça lui demande comme effort pour pouvoir oser la parole. Simplement, quand on est conscient de cela, on peut s’asseoir patiemment, et écouter l’inaudible.

Jésus s’est incarné dans le monde d’abord comme un enfant, c’est un phénomène extraordinaire dans l’anthropologie des religions… Est-ce que le christianisme a donc une mission particulière, prophétique, non pas simplement à l’échelle de l’institution de l’Église mais à l’échelle du monde, pour encourager la parole de l’enfant et la sacralité de l’enfant ?

Je crois que Jésus a un message extrêmement révolutionnaire ! Quand on lui demande qui est le plus grand dans le royaume de Dieu, il met un enfant au milieu ! On sait que dans la société juive de l’époque, l’enfant n’avait pas une grande valeur. Tant qu’il n’avait pas fait sa Bar Mitzvah, et devenait alors un homme dans la communauté, l’enfant était à peine reconnu comme une personne. Donc Jésus prend le contre-pied de ça et met l’enfant au milieu.

Il dit «voilà le plus important dans le Royaume de Dieu», et surtout «malheur pour celui qui va lui faire du mal». Et c’est l’une des rares mises en garde terribles de Jésus, qui dit «celui qui fait du mal à un seul de ces petits, il vaut mieux qu’il aille avec une meule autour du cou au fond de la mer…» C’est rare, ces paroles du Christ qui sont des paroles avertissant du risque de brûler en enfer.

Il est plutôt dans la miséricorde, dans le pardon, mais là il nous montre toute la sacralité de la personne humaine, qui s’exprime le plus clairement dans l’enfant. L’enfant qui est dépendant de tout autre, qui ne peut pas acquérir tout ce qu’il veut par lui-même, et Jésus dit : c’est ça qu’il faut protéger. C’est cette valeur-là, humaine, fragile, qui est à défendre. Et c’est toute la pédagogie divine aussi de s’incarner, l’Incarnation de Dieu, d’entrer dans cette chair, fragile, d’accepter de dépendre de parents, de dépendre d’autres, de se recevoir des autres. C’est un mouvement extraordinaire, le mouvement de l’Incarnation assumé par un Dieu tout-puissant. La Bible nous le dit : «Celui qui avait la condition divine s’est anéanti pour prendre la condition d’esclave…» Cette fragilité de la chair, incarnée dans le petit enfant, nous redit toute la valeur de l’enfant, et ce trésor qu’est cette vie et cette divinité qui se donne à nous.

Donc là je pense qu’il y a un vrai enjeu évangélique, à faire que l’enfant soit respecté, soutenu, accompagné, protégé contre tout ce qui pourrait chercher à le détruire, ou à attaquer son intégrité.

Le déni autour de ces questions est-il lié justement à une perte du sens de l’incarnation ?

Tout à fait. Quand je travaille avec des auteurs d’abus, je remarque qu’ils ont dû anesthésier cette partie en eux-mêmes, qui leur permettrait, autrement, de voir en l’enfant cette incarnation. Et c’est en restituant la personne en face de lui comme une personne sacrée, comme une incarnation du Christ, que l’on peut arriver à faire un déplacement, chez l’auteur d’une agression qui est chrétien, et le faire arriver à se dire: «Mais qu’est-ce que j’ai fait ?».

Si dans l’Église, on arrive à faire redécouvrir ce sens du sacré de la personne humaine, on aura fait un grand pas pour rendre toute leur place à ceux qui ont tant souffert de ça, qui ont été considérés comme rien, comme un objet, et non plus comme une personne. Et tout le travail à faire avec des victimes, c’est de les aider à redevenir des personnes, à les passer du statut de victimes au statut de survivants, au statut de personnes ayant été agressées.

Retrouver cette sacralité de la personne humaine, je pense que c’est fondamental. C’est fondamental au cœur du pontificat de François, c’est fondamental au cœur de la vie de l’Église. C’est là que se situe tout le défi par rapport à la problématique des abus. Il faut vraiment que l’on redécouvre ce sens de la sacralité de la personne humaine.

Vous avez accompagné des dizaines de victimes dans votre activité de psychothérapeute. Vous avez aussi accompagné de nombreux auteurs d’abus. On en parle très peu, de cette question de la réintégration sociale des auteurs d’abus, après éventuellement une sortie de prison, et on parle encore moins de la réintégration des auteurs d’abus dans la communauté ecclésiale… Comment répondre à ce défi qui suscite l’hostilité de beaucoup de gens ? Comment avoir un regard chrétien aussi sur ces personnes ?

En fonction de ce qui était la cause du comportement agressif ou pédocriminel chez l’individu, les personnes ne vont pas présenter les mêmes situations de risque. Il y a des gens qui ont des fortes pulsions pédophiliques, et qui ont besoin d’un encadrement très strict, vraiment avec des plans de sécurité, où on contrôle les entrées, les sorties, la proximité, etc, et puis il y a des personnes qui ont abusé une fois mais qui n’ont jamais récidivé après et qui ne vont pas représenter le même risque que d’autres. Donc la capacité à se réintégrer dans la société est beaucoup plus forte dans ces cas-là que pour quelqu’un qui est vraiment ancré dans une pulsion pédophilique très forte.

Donc ce qu’il faut vraiment déterminer, quand on veut évaluer les conditions pour réintégrer ou réhabiliter un délinquant sexuel, c’est quel est son niveau de risque, d’abord. Une fois que l’on sait ça, il faut évaluer quelles sont les conditions de vie qui seront les plus adaptées pour lui. On s’est rendu compte dans le travail clinique auprès des personnes que plus leurs conditions de vie sont satisfaisantes, moins ils sont à risque de récidiver.

Mais ce qui est très difficile à voir, c’est que quand on est stigmatisé ou qu’on a une étiquette “agresseur sexuel” ou “pédophile” marquée sur le dos, ça fait le ménage dans le réseau social. Parfois dans la famille proche, dans les communautés religieuses, il y a des gens qui ne veulent plus entendre parler de ces personnes. Alors, c’est tout un défi de se demander, derrière ce comportement monstrueux, qu’est-ce qu’on va faire de cette personne humaine.

On ne peut pas, dans l’Église, dire simplement : «ce n’est plus notre problème. On le décharge de l’état clérical et on le met dehors, et puis c’est fini.» Mais non ! On ne rend service à personne, ni à l’Église, ni à la société. On se lave les mains, comme Ponce Pilate, mais c’est tout, les choses ne sont pas faites comme il faut.

Alors comment peut-on être créatifs et chercher à accompagner ces hommes ? C’est d’abord protéger les enfants que de pouvoir offrir à ces personnes des conditions de vie dans lesquelles ils ne vont pas abuser, ils ne vont pas récidiver, ils ne vont pas recommencer. Donc ça c’est vraiment un enjeu de prévention, qu’ils aient des conditions qui ne les amènent pas à récidiver.

Et puis après c’est aussi un enjeu pour eux, comme personnes humaines, qui ont un droit à avoir du soin, qui ont le droit de sortir de leur problématique, qui ont le droit d’être accompagnées. On retrouve là le message de l’Évangile, par exemple avec la guérison du paralytique, dans l’Évangile de saint Jean, chapitre 5 : «Va, et ne pèche plus, car il pourrait t’arriver encore pire après…» Mais Jésus le soigne, le guérit, il est là, il l’offre à une communauté, il lui dit: «va te montrer aux autres, reste».

Alors est-ce qu’il y a des lieux, des communautés qui sont prêtes à accueillir ces hommes pour leur donner des milieux de vie ? Est-ce qu’il y a des tâches qui peuvent leur être confiées, dans lesquelles ils ne vont pas être en contact avec des enfants ? Peuvent-ils rendre encore des services à l’Église, en fonction de leur âge ? Il faut être créatif, il faut trouver des solutions, mais il ne faut jamais faire de compromis avec la sécurité des enfants.

L’un des thèmes de la rencontre des évêques à Rome sera la notion de responsabilité des évêques. Le langage anglo-saxon parle d’accountability. C’est un terme très difficile à traduire pour le monde francophone. Pouvez-vous nous expliquer comment cette conception du rôle de vigilance des évêques peut être mieux prise en compte dans le gouvernement épiscopal ?

Pour moi, l’expression qui traduit le mieux cette notion c’est la “reddition de comptes”. C’est-à-dire qu’il faut être capable de rendre des comptes au Peuple de Dieu. Et donc, la responsabilité épiscopale, elle est d’abord une responsabilité d’accompagnement des situations, accompagner les gens, accompagner les victimes, et je pense que les évêques arrivent de plus en plus à comprendre qu’ils sont non seulement les évêques du prêtre qui a abusé mais qu’ils sont aussi les évêques de ceux et celles qui ont été abusés. Donc je pense qu’il y a un déplacement qui s’est fait et qui est en train de se faire à l’échelle mondiale dans les épiscopats, ils commencent à rentrer dans la compréhension que les victimes ne sont plus des ennemis qui affrontent l’Église, mais vraiment des membres de l’Église qui sont en souffrance. Donc ça c’est important.

Mais la notion de “reddition de comptes” ou d’accountability en anglais, c’est une difficulté parce que culturellement, les évêques ne rendent pas de comptes, sauf à Rome éventuellement quand il y a des problèmes de foi et de morale importants, mais autrement ils ne rendent pas de comptes. Ils sont patrons chez eux. Donc c’est un changement de culture qu’on leur demande. On leur dit : «Non, sur ces questions-là, on va vous demander des comptes. Dites-nous ce que vous faites comme travail. Nous n’acceptons plus que vous nous disiez simplement : “On travaille sur ces questions-là”. Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ? Vous avez fait combien de réunions ? Qui était présent ? Quels sont les sujets que vous avez travaillés ?»

Que le Peuple de Dieu demande à ses pasteurs des comptes, je trouve que c’est plutôt sain ! Ce ne sont pas des brebis qui se laissent mener béatement et sans réagir. Ils sont prêts à suivre un pasteur, mais il faut que leur pasteur leur donne les signes que ça vaut le coup de les suivre. Je pense que ça c’est fondamental. Et pour ça il faut qu’ils montrent que leurs actions sont là où sont leurs paroles. Parce que ça, c’est vraiment un défi de cohérence interne et d’intégrité. Et c’est seulement à ce prix-là, je pense, que la confiance va être regagnée.

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15 février 2019, 12:19