Vue aérienne de Ghadamès, ville et oasis du désert en Libye, à 650 km de Tripoli, à la frontière de la Tunisie et de l’Algérie, le 19 octobre 2021. Vue aérienne de Ghadamès, ville et oasis du désert en Libye, à 650 km de Tripoli, à la frontière de la Tunisie et de l’Algérie, le 19 octobre 2021.  

Dans une Libye fragmentée, concilier les aspirations des tribus

Dix ans après la mort de Kadhafi, le chaos règne toujours en Libye. Terre riche en hydrocarbures, elle demeure sous le joug des factions exploitant armes et pétrole. Malgré la perspective de l’élection présidentielle et des législatives en décembre 2021, la réunification tangible du pays reste un vœu pieux. L’analyse de Mgr Dominique Rézeau, ancien nonce, diplomate et historien qui vécut dans l’ancienne colonie italienne.

Entretien réalisé par Delphine Allaire – Cité du Vatican

Il y a 10 ans, le 20 octobre 2011, le colonel Mouammar Kadhafi était exécuté dans les environs du golfe de Syrte. L’ancien dirigeant libyen, guide de la révolution au pouvoir depuis plus de 40 ans, avait été capturé par des combattants révolutionnaires après avoir été déchu. 2011, année charnière. La contestation anti-Kadhafi avait alors démarré en février. Fortement réprimée, elle s’était transformée en insurrection armée, puis en guerre civile avec la prise de Tripoli par les rebelles à l’orée de l’été.

La mort de Kadhafi a représenté un tournant et déclenché une décennie de chaos multisectoriel. D’aucuns nourrissent désormais de timides espérances quant à la perspective de la présidentielle du 24 décembre prochain, où le fils du Guide pourrait se porter candidat.

Mgr Dominique Rézeau, ancien nonce, connaît bien la Libye pour y avoir passé plusieurs années au vicariat apostolique de Tripoli, après la chute de Mouammar Kadhafi. Il nous partage son analyse d’historien et de diplomate sur cette terre libyenne, divisée depuis des siècles.

Entretien avec Mgr Dominique Rézeau

Depuis la mort de Mouammar Kadhafi il y a dix ans, comment la Libye a-t-elle changé?

Comme l’Irak, la Syrie ou plus loin en Afghanistan, la Libye se situe dans le contexte des interventions étrangères, de ces pays où on a essayé de contribuer à la chute des régimes, d’apporter un système démocratique, sans guère de résultats sinon d’accentuer la violence et le chaos dans ces pays, en particulier en Libye.

Je suis arrivé en Libye en 2011 après l’intervention de l’Otan, il y avait un peu d’espoir mais tout a été détruit et bombardé. La Libye est resté dans un état de ruine à tout point de vue: économique, médicale, dans le domaine de l’éducation. L’Église était présente depuis très longtemps, en particulier la colonie italienne au début du siècle dernier. Quand je suis arrivé, il y avait encore une centaine de religieux, un groupe de franciscains, de religieux et religieuses qui travaillaient auprès de migrants. Il n’y a pas de chrétiens en Libye à proprement parler, mais des chrétiens étrangers. Caritas était présent à Tripoli et Benghazi. Beaucoup ont dû partir. Il reste actuellement deux communautés de religieuses de Mère Teresa, deux franciscains à Tripoli, deux à Benghazi. Ce sont les seuls qui sont restés pour s’occuper des migrants.

Que pensez-vous du gouvernement de transition mis en place en mars dernier, qui doit conduire le pays à la présidentielle du 24 décembre?

Tout ce que l’on appelle nous, partis politiques, gouvernement, représentation parlementaire, n’a pas beaucoup de signification en Libye. C’est le plus fort et le plus armé qui contrôle la situation. Nous ne sommes pas dans un système démocratique, même s’il y en a l’apparence avec un gouvernement, un Parlement. Ceux qui ont l’argent, font commerce du pétrole, des armes, dictent la vie quotidienne de la population. Les milices gouvernent, comme à l’époque ottomane car l’Histoire se répète. 

 

Quelle était la place des milices sous Mouammar Kadhafi?

Elles étaient très contrôlées car il n’y en avait qu’une seule, une grande, centralisée, brutale et violente, celle du régime. Mais disons qu’il y avait une certaine forme d’organisation, la loi existait, ce n’était pas le chaos actuel. On ne peut pas dire que les gens regrettent Kadhafi, mais ils regrettent un système où la vie quotidienne fonctionnait.

Le meilleur système, ou tout du moins le moindre mal libyen, serait donc de retrouver un président fort?

Probablement. Un régime fort qui puisse concilier les aspirations des différentes tribus. La Libye est en fait composée de trois pays: la Tripolitaine avec Tripoli, la Cyrénaïque avec Benghazi, et le Fezzan avec Sebha. Trois régions immenses, très peu peuplées, 6 millions d’habitants, immensément riches. Théoriquement, la Libye peut se doter d’un avenir. Le produit par habitant y était le plus élevé du continent africain jusqu’à l’époque de Kadhafi. La Libye, premier producteur et première réserve de pétrole en Afrique. C’est un pays aux richesses matérielles immenses mais le problème est humain; celui du respect de l’homme, des personnes, en particulier des migrants.

“C’est un pays aux richesses matérielles immenses mais le problème est humain”

L’unité libyenne a-t-elle déjà existé?

Pas vraiment. La Libye appartenait à l’empire ottoman pendant plusieurs siècles, puis elle a été colonisée par l’Italie. Le système de Kadhafi a tenté l’unification forcée du pays. La Libye doit trouver son propre système de gouvernement et de société. Dans ce genre de pays règne la loi du plus fort. Le concept même de la personne humaine n’existe pas ou il est menacé. Seules la communauté ou la tribu comptent.

Il faut souligner qu’il y a eu en Libye ces groupes influencés par Daech mais le pays n’a pas de tradition de fanatisme religieux. Cela s’explique par l’Histoire. Les Libyens, peuple de pirates et de commerçants pendant longtemps, n’ont jamais vécu un islam excessif, mais plutôt un islam assez large. Ce qui comptait avant tout était plus leur propre intérêt. Preuve en est, les religieux sont arrivés en Tripolitaine dès le XVIIème siècle et ont toujours été respecté. Il y a bien sur eu le massacre de chrétiens égyptiens en 2015, mais le peuple libyen «en tant que tel» est un peuple religieux «sans plus».

“Les Libyens, peuple de pirates et de commerçants, n’ont jamais vécu un islam excessif, mais plutôt un islam assez large.”

Au regard de la domination ottomane passée, quels sont les liens persistants avec la Turquie actuelle?

Elle est partie prenante des luttes d’influence dans la région. L’Égypte, la Turquie, la France, l’Algérie ou la Russie, tous ces pays étrangers qui ont essayé par intermittence pour des raisons commerciales d’intérêt pétrolier ou idéologiques d’asseoir leur influence dans la zone.

Peut-on considérer le pétrole comme à la fois la malédiction et la bénédiction libyenne, en tant que facteur de richesse et de division dans le pays?

Partiellement, car les découvertes pétrolières dans les nappes sont récentes. Cette violence et intérêt commercial passant avant l’intérêt humain a toujours existé. Même dans la Libye antique, sous l’Empire romain et byzantin, le pays a toujours été divisé, théâtre de luttes de factions et tribus. Le pétrole n’a rien arrangé. Il accentue ces intérêts économiques dont tout le monde veut s’approprier le bénéfice.

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20 octobre 2021, 15:25