Un employé réaménage la disposition des sièges dans le théâtre du "Berliner Ensemble" à Berlin, en juin 2020. Un employé réaménage la disposition des sièges dans le théâtre du "Berliner Ensemble" à Berlin, en juin 2020. 

Mis à l’arrêt par la pandémie, le spectacle vivant cherche des motifs d’espérance

Parmi les nombreux secteurs mis en difficulté par la pandémie de coronavirus figure notamment le monde de la culture, et particulièrement le spectacle vivant. Les artistes attendent avec inquiétude mais aussi espérance la reprise du contact avec le public.

Cyprien Viet – Cité du Vatican

Depuis près d’un an, la pandémie de coronavirus a bouleversé la vie de milliards de personnes dans le monde, notamment dans leur rapport à la culture. Une enquête récente a montré qu’au sein de l’Union européenne, le secteur culturel avait perdu près d’un tiers de son chiffre d’affaires en 2020 par rapport à 2019. La chute est particulièrement douloureuse pour le secteur de la musique (-76%) et le monde du spectacle vivant (-90%).

Presque partout, les cirques, les théâtres, les cinémas sont fermés en raison des mesures d’interdiction des rassemblements. C’est une catastrophe économique pour le secteur de la culture, mais aussi un drame humain pour les milliers de personnes qui travaillent dans ce milieu et se retrouvent sans activité tout en continuant à devoir faire face à de nombreuses charges fixes. En plus des artistes eux-mêmes, c’est toute une chaîne de métiers souvent précaires (éclairagistes, techniciens, producteurs, ingénieurs du son, coiffeurs, maquilleurs, hôtesses, ouvreuses, personnel de sécurité, etc…) qui se retrouve mise à l’arrêt.

Une frustration douloureuse pour les artistes

La France, qui revendique son «exception culturelle» à travers un important soutien public à la création artistique, n’échappe pas à cette crise inattendue et brutale. Pour les artistes attachés aux vibrations du public et au contact humain, la suspension des spectacles depuis plusieurs mois est un crève-cœur. La cantatrice Erminie Blondel avait repris espoir à l’automne avec la relance des spectacle, avant la douche froide du reconfinement. «On a pu reprendre les activités, je suis allée à l’Opéra de Saint-Étienne, on a fait trois semaines de répétitions, on est allée jusqu’à la générale… Et puis on a eu l’annonce présidentielle du reconfinement… et on est rentrés chez nous, regrette-t-elle. Donc ça ça été très très dur, évidemment, parce qu’on avait engagé beaucoup de travail, et parce quand on est artiste, ce n’est pas seulement du travail… On met nos tripes sur la table, on met notre cœur sur la scène, et c’est difficile quand on nous empêche de nous exprimer. C’est vraiment ça qu’on a ressenti. »

Erminie Blondel continue à s’investir avec passion dans la défense des droits des artistes et dans l’organisation de manifestations culturelles dans sa ville de Saint-Ouen, en région parisienne. Mais malgré «l’année blanche» octroyée par le gouvernement français pour maintenir le régime d’indemnisation des intermittents du spectacle au-delà du seuil des 12 mois d’activité habituellement pris en compte, les artistes demeurent confrontés à de graves difficultés.

Toutes les structures mises en place pour accompagner le secteur se retrouvent en effet avec des comptes dans le rouge. Si les artistes employés dans les plus grands opéras peuvent s’appuyer sur l’État pour traverser cette période, d’autres, rattachés à de plus petites structures, se retrouvent en situation de grande précarité. L’organisme dédié au financement des formations, en vue d’éventuelles reconversions professionnelles, ne parvient plus à faire face à l’afflux de demandes. De nombreux artistes sont profondément découragés et connaissent un effondrement psychologique. Et au-delà des difficultés économiques, les prestations numériques proposées par les plus motivés ne compensent pas la frustration du manque de lien humain, comme le remarque encore Erminie Blondel. «Même si on fait des concerts en ligne, rien ne remplacera le public! Le spectacle vivant a besoin d’être vivant!», s’exclame-t-elle.

Le monde du cirque face à une double peine

Parmi les différentes formes de spectacle vivant, le monde du cirque traditionnel vit une période particulièrement difficile. Le secteur est en effet confronté depuis plusieurs années à une accumulation de difficultés, liées notamment au refus de certaines municipalités de mettre des places bien situées à la disposition des compagnies itinérantes, et au changement de sensibilité du public concernant la présence d’animaux dans les spectacles, avec parfois des opérations militantes relevant plus du harcèlement que d’un véritable débat, et des vandalismes qui mettent en danger les animaux eux-mêmes, sous prétexte de les libérer.

À cette insécurité physique s’ajoute donc désormais une insécurité économique. La complexité logistique de l’organisation d’un spectacle de cirque entraine en effet d’importantes charges fixes, liées notamment à l’entretien des animaux. Connue depuis plusieurs décennies pour ses numéros équestres, la Compagnie Alexis Gruss présente habituellement ses spectacles à Paris sur plusieurs mois de saison hivernale, qui assurent 70 à 80% de son chiffre d’affaires annuel. La suspension du contact avec le public est donc difficile à affronter, comme nous l’explique son directeur artistique, Stephan Gruss:  «On est remontés sur Paris mi-septembre, on a monté le chapiteau, toutes les installations, ça a duré trois semaines. On a mis en route les répétitions, et ensuite on a joué le spectacle cinq fois, et voilà, deuxième confinement… On a tous été stoppés dans notre élan.»

Pour autant, la suspension des spectacles ne correspond donc pas à une période de repos. Au contraire, les 50 chevaux nécessitent un entrainement quotidien. Les animaux ont effet besoin d’une routine bien établie pour garder leurs réflexes et leur agilité. Ce travail intense et régulier mériterait une meilleure reconnaissance des pouvoirs publics, insiste Stephan Gruss. «Notre façon de travailler, c’est vraiment un artisanat! Dans une création de spectacles, on fait tout de A à Z, ça demande un travail considérable. Quand vous voyez des chevaux comme cette année qui font leur début sur la piste, il faut imaginer que ça fait pour certains quatre ou cinq ans qu’ils sont là, en formation, en entrainement tous les jours, pour pouvoir présenter un numéro dans le spectacle pendant cinq ou six minutes.»

Au-delà de l’urgence économique immédiate, l’enjeu est surtout pour lui de défendre un patrimoine familial, une tradition, une approche technique et esthétique qui font la marque de fabrique de la famille Gruss, dont trois générations sont en piste pour le spectacle de cette année. «Je pense que ça touche beaucoup les gens, le fait de voir cette famille unie, ce savoir-faire qui se transmet, et cet amour des chevaux qui se voit dans nos spectacles. Et ça, ce sont des valeurs vraies, j’y crois, je ne peux pas imaginer que ça disparaisse!», assure Stephan Gruss.

Soutenir les circassiens et les forains dans leur mode de vie

Cet attachement aux valeurs du cirque, à travers la transmission familiale et le lien entre l’homme et l’animal, est partagée par le père Bernard Bellanza, prêtre du diocèse de Metz et aumônier national des "artisans de la fête", c’est-à-dire les gens du cirque et les forains. Il souligne que pour ces familles marquées par l’itinérance, une reconversion professionnelle est difficile à imaginer même dans une situation de crise. 

«C’est difficile. Chacun essaie de vivre ou de survivre, de défendre ses droits. Mais souvent, ces professions-là, ce sont des entreprises familiales, et ils ne savent faire que ça. Pour eux c’est difficile de se reconvertir à autre chose. C’est très rare, parce que le métier passe de générations en générations.»

Dans ce contexte difficile, plutôt que de les inciter à des reconversions, l’Église doit avant tout accompagner les forains et les artistes dans leur propre style de vie, et leur apporter des signes de compassion et de fraternité. «Notre rôle, c’est d’aider ceux qui nous sont confiés à vivre le mieux possible, parce que, bien souvent, les forains et les circassiens se sentent exclus du monde, et ils ont besoin de sentir que le monde sédentaire lui-même les accueille et est proche d’eux, explique le prêtre. Je crois que si nous avons un témoignage à porter, en tout cas c’est ce que je vis depuis 25 ans, c’est qu’ensemble nous sommes témoins d’une Église aimante et accueillante. Il s’agit aussi de montrer au monde que l’Église n’est pas seulement une tête pensante, mais qu’elle a un cœur qui aime, à l’image du Christ, et que tous peuvent y entrer pour y trouver le réconfort et la paix.»

Le confinement, une opportunité d’ancrage spirituel

Et ce sens du réconfort et de la paix apporté par la consolation du Seigneur, la comédienne Marie Lussignol a pu le vivre pleinement durant le confinement, en cultivant sa vie de prière, non pas pour s’éloigner de sa vocation artistique, mais au contraire pour l’accomplir avec plus de sens et de profondeur. «J’aime beaucoup Michael Lonsdale et il me disait: “Un acteur, ça doit cultiver sa cuisine intérieure.” C’est vrai que quand on ne peut pas être sur les planches, c’est un moyen de soigner sa vie intérieure, de se retrouver, et de faire un bilan avec le Seigneur, de donner sens à ce qu’on fait. La foi ça reste un des piliers de ma vie, et moi, dans les projets que je fais, j’ai besoin que ça ait du sens, que ça fasse résonner l’intérieur.»

Marie Lussignol a pu travailler quelques semaines à l’automne, même si la fermeture des théâtres finalement décrétée fin octobre l’a obligée à baisser le rideau. «J’ai eu la chance moi de reprendre au mois de septembre, mais ça a été très court. Je joue dans mon spectacle pour enfants, qui marche bien, mais on a vite été coupés, fin octobre, on a été confinés à nouveau. C’est frustrant parce qu’on a repris, on était tous heureux, et puis, “bam”, à nouveau, fermeture. Mais c’est beau aussi de voir à quel point les gens réalisent que le théâtre est important, que le spectacle vivant est important. C’est touchant», remarque-t-elle, consolée par les nombreux messages de soutien reçus à travers les réseaux sociaux.

Le risque de rester durablement confinés devant l’écran

La fermeture temporaire des lieux culturels de contact et de relation au profit du seul divertissement par écran interposé marque aussi un bouleversement anthropologique qui risque de s’imposer dans la durée. La montée en puissance des plateformes numériques pour la diffusion des films et des séries s’est accélérée depuis le début de la pandémie, et la consommation individuelle des produits culturels par des individus sédentarisés met en péril de nombreuses institutions, notamment les salles de cinéma. Le monde du cinéma semble moins directement concerné que celui du spectacle vivant en tant que tel, mais les difficultés posées pour les tournages, pour l’organisation des festivals et pour la distribution des films risquent de créer des perturbations durables pour tout ce secteur qui a besoin d’une programmation à long terme pour sécuriser ses investissements.

Tous les artistes espèrent donc qu’une fois ce tunnel de la pandémie refermé, le public ne succombera pas à la tentation du repli dans les seuls espaces virtuels fournis par les écrans, et qu’il reviendra dans les théâtres, dans les cirques, dans les salles de concert et de cinéma, pour revivre ces moments de communion qui font de la culture une occasion de lien humain et de bonheur partagé et incarné.

Le reportage de Cyprien Viet

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30 janvier 2021, 08:00