Recep Tayip Erdogan en conférence de presse à Istanbul le 24 janvier dernier. Recep Tayip Erdogan en conférence de presse à Istanbul le 24 janvier dernier.  

Les paradoxes de l'expansionisme de Recep Tayip Erdogan

Irak, Syrie, Libye, Méditerranée: la Turquie ne cesse d’avancer ses pions au Moyen-Orient et au-delà, semblant vouloir s’imposer comme un acteur incontournable auprès de ses voisins et des pays occidentaux. Cette stratégie conquérante n’est pas nouvelle, et se fonde sur plusieurs ambiguïtés. Mais la fragilité de la situation interne n’est pas sans risque pour le président turc Erdogan. Éclairage.

Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani –Cité du Vatican

La tension est montée d’un cran ces derniers jours entre la France et la Turquie. Les relations se sont envenimées en raison de désaccords sur la Libye et d’un incident maritime impliquant les deux pays en Méditerranée, le 10 juin dernier. Mardi 23 juin, Ankara a accusé Paris de «jouer à un jeu dangereux» en Libye en appuyant les forces opposées au gouvernement de Tripoli: le porte-parole du ministère turc des Affaires étrangères a ainsi retourné la formule utilisée la veille par le président Emmanuel Macron en parlant de la Turquie. Une escalade verbale à comprendre dans le cadre plus large de la stratégie expansionniste du président Recep Tayyip Erdogan.

Une puissance militaire

Celui-ci ne cesse en effet d’avancer ses pions au Moyen-Orient et au-delà. Aujourd’hui la Turquie est engagée militairement en Syrie, omniprésente auprès du Gouvernement d'union libyen (GNA), elle fait pression sur l’Europe avec des chantages liés aux flux de migrants, elle a déployé des troupes spéciales au nord de l’Irak le 17 juin dernier, avec l'opération baptisée “Griffes du tigre”.

Actuellement, les soldats turcs sont présents dans neuf pays. Ce déploiement à l’étranger n’est pas nouveau – que l’on pense au cas de Chypre, où les troupes turques ont commencé à s'installer dans les années 1960, ou aux interventions turques dans le Kurdistan irakien, régulières depuis les années 1990 -, mais ses modalités ne sont pas les mêmes que dans le passé.

«Aujourd’hui la Turquie bénéficie d’une puissance de frappe qui est différente», notamment grâce aux drones «qui lui donnent un avantage militaire stratégique», explique Guillaume Perrier, journaliste et grand reporter, correspondant du Monde en Turquie et au Moyen-Orient pendant dix ans, auteur du livre «Dans la tête d'Erdogan» paru chez Actes Sud. Cet atout lui donne la capacité de «battre la rébellion kurde dans le Nord de la Syrie et le Nord de l’Irak».

Un seul allié, le Qatar

La Turquie semble profiter d’un recul de l’engagement américain au Moyen-Orient et en Libye, d’un affaiblissement des pays européens, et ce sont donc «Poutine et Erdogan qui tirent leur épingle du jeu», estime Guillaume Perrier.

Le journaliste relève qu’«Ankara est déjà extrêmement isolée», son seul véritable allié stratégique étant le Qatar. Mais le président Erdogan «a bien compris quelles étaient les faiblesses de ses adversaires», notamment côté européen. Il n’hésite pas à mener un jeu ambigu, comme au Moyen-Orient où il se pose «en rempart des groupes jihadistes, tout en soutenant les groupes jihadistes».

Ainsi, non sans ruse, «la Turquie parvient à faire avancer ses pions et à imposer sa vision de la région», souligne Guillaume Perrier.  

La menace interne

L’épineuse question de l’OTAN révèle un autre paradoxe. Membre historique de l’Alliance atlantique, la Turquie se retrouve membre d’une organisation traversant actuellement «une crise d’identité». Erdogan en est conscient, tout comme il sait qu’aucun pays membre ne souhaite voir la Turquie quitter l’OTAN – au risque d’une alliance bien plus étroite d’Ankara avec Moscou. Actuellement, l’OTAN lui «sert à négocier avec les pays occidentaux», mais le président Erdogan sait aussi la brandir «comme un repoussoir et comme un moyen d’unifier sa population contre les prétendues visées occidentales sur la Turquie».

La population turque, pâtissant de plus en plus des effets d’une longue crise économique, pourrait en effet menacer la stratégie expansionniste de son chef de l’État. Guillaume Perrier l’affirme, le principal obstacle «est d’abord la situation interne». Derrière une façade de rayonnement politique, le régime présidentiel autoritaire muselle l’opposition et ne brille pas sur le plan économique. Ce «modèle aujourd’hui ne fait plus illusion». Le «discours conquérant» peine bel et bien à masquer «une réalité qui contredit la vision» idéale d’Erdogan pour son pays. Et qui pourrait transformer en chaos ses rêves de grandeur. 

Entretien avec Guillaume Perrier

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24 juin 2020, 08:57