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Office de la Passion avec le Pape François-avril 2019 Office de la Passion avec le Pape François-avril 2019

La Passion selon saint Jean: un récit qui révèle la Vérité de la Croix

Chaque Vendredi Saint, la liturgie propose de revivre la Passion et la mort du Christ à travers l’Évangile de Jean, qui résonne de manière particulière au regard de son intensité dramatique et de ses bouleversantes fulgurances théologiques. «Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne» : sous la plume de l’évangéliste, la Passion s’apparente à une marche libre et triomphale du Christ vers sa croix, pour y accomplir le salut du genre humain. Analyse avec le frère Olivier-Thomas Vénard, vice-directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem.

Entretien réalisé par Manuella Affejee- Cité du Vatican

Le frère Olivier-Thomas Venard OP, dominicain, consulteur à la Congrégation pour le culte divin, est professeur de Nouveau Testament à l’Ecole où il dirige le programme de recherches «La Bible en ses Traditions», consultable ici :https://scroll.bibletraditions.org/

L’Évangile selon Jean est considéré comme le plus fiable, historiquement parlant. Qu’est-ce qui permet aujourd’hui de l’affirmer ?

D’abord, c’est le seul des quatre évangiles canoniques qui soit revendiqué par un témoin oculaire : «Celui qui a vu rend témoignage, et celui-là sait qu’il dit vrai». Dans l’Antiquité, les théoriciens de l’histoire maintenaient que la seule bonne historiographie était celle qui se fondait sur le témoignage oculaire, plutôt que sur le témoignage de tiers, ou les “on-dit”. Et de fait, même si le témoignage du «disciple bien aimé», comme l’auteur cet Évangile aime à se nommer, a pu être enrichi par des rédacteurs, les indications topographiques ou chronologiques de Jean sont moins schématiques que celles des synoptiques, plus respectueuses de la complexité du réel. Par exemple, quant à l’espace, Jésus ne monte pas seulement une fois à Jérusalem durant son ministère, mais fait plusieurs allers et retours avec la Galilée de son enfance. Quant au temps: sa chronologie de la Passion (avec la mort de Jésus au moment où l’on tuait les agneaux de la Pâque, ce qui veut dire que sa dernière Cène ne fut pas le repas pascal officiel des autres Juifs, qui était centré sur le partage de l’agneau) semble aujourd’hui beaucoup plus plausible que celle des autres évangiles, qui en laissant penser que la dernière Cène fut le repas pascal “officiel”, semblent placer la mort de Jésus en pleine Pâque, ce qui est improbable historiquement…

Que sait-on finalement de cet évangéliste, qui se désigne comme «le disciple bien-aimé» du Seigneur ?

On sait au moins que c’est un monstre d'humilité ! En effet, il réussit à se cacher dans l'anonymat alors qu'il est si important ! Un peu comme la femme de l'onction à Béthanie, qui a compris le mystère pascal avant tout le monde, qui oint Jésus en prophétisant son ensevelissement bâclé, et à qui Jésus fait un mémorial… de la femme inconnue, puisqu’elle reste anonyme («partout où sera proclamé mon évangile on redira ce qu’elle a fait en mémoire d’elle») !

Celui qui raconte l’évangile, dans Jean, ne se nomme jamais clairement. Il se désigne à plusieurs reprises comme «le disciple que Jésus aimait», comme pour inviter ses lecteurs à l’imiter, à devenir à leur tour des “disciples que Jésus aime”. Le seul personnage nommé dans l’évangile et dont on dit que Jésus «l’aimait» est… Lazare ! Saint Irénée a identifié l’auteur avec Jean le disciple du Seigneur, mais il n’est pas évident que ce soit bien «le fils de Zébédée», nommé seulement en Jn 21,2. Papias évoque également un prêtre Jean, disciple du disciple, peut-être, actif à Éphèse… Bref, l’auteur de Jean a réussi à se cacher dans l’énigme historique, un peu comme s’il voulait s’effacer et nous dire:  intéressez-vous à la Vérité même que je vous raconte, Jésus, Verbe fait chair, et à tout ce que Lui a été, a dit et a fait, mais pas au pauvre homme qui vous le raconte !

Pourquoi son récit de la Passion est-il lu invariablement chaque Vendredi Saint ?

Oui, on sait qu’il a été lu ainsi au moins depuis les Ordines Romani du 8e siècle. Vers 14 heures, le Pape et le clergé palatin processionnaient pieds nus, du patriarchium à la basilique Sessorienne où avait lieu d’abord l’adoration de la Croix, puis la lecture de la Passion selon saint Jean et la grande prière litanique pour les divers ordres ecclésiastiques et pour les besoins de l’Église. Ensuite on retournait au Latran (le Palais du Latran fut la résidence de l’évêque de Rome du IVe au XIVe siècles, ndlr).

Le Vendredi saint, le récit selon saint Jean est particulièrement adapté pour aider les fidèles à se transporter, par la piété de l’Office de la Croix, aux moments où Jésus a accompli leur salut. En effet, c’est le plus chargé de réalisme historique, on l’a dit. C’est aussi le plus dramatique avec les extraordinaires dialogues entre Jésus et Pilate, Pilate et la foule, Jésus, sa mère et son disciple-témoin oculaire : ils se prêtent bien à leur théâtralisation dans une lecture ou un chant à plusieurs voix. C’est enfin le plus théologique, car il décrit consciemment la Croix comme le nouvel arbre de vie, Jésus comme le nouveau fruit de vie, Marie et le disciple comme un nouveau couple humain, la fin de l’histoire du salut, culminant dans le sacrifice de Jésus sur la croix, correspondant à son début, la faute du couple d’Adam et Ève au pied d’un premier arbre.

Chemin de Croix au Colisée, le 19 avril 2019
Chemin de Croix au Colisée, le 19 avril 2019

 Si Jean est un témoin oculaire des scènes qu’il rapporte, on constate pourtant certaines omissions, l’absence de plusieurs détails mentionnés par les trois Évangiles synoptiques. Par exemple, il ne s’attarde pas sur les humiliations, les coups et les tortures que l’on inflige à Jésus. Comment interpréter cette sobriété, ces omissions ?

Quant à la sobriété concernant les tortures infligées par Jésus, Jean ne se différencie guère des autres évangélistes qui sont très sobres aussi. À l’époque où les témoignages sur la Passion de Jésus furent mis en forme, le supplice de la crucifixion était encore pratiqué par les Romains, et d’une abjection si épouvantable qu’on n’avait pas à la décrire. L’expression des souffrances du Crucifié, les premiers croyants en Jésus les trouvèrent dans des versets de Psaumes, dans des prophéties comme celles du Serviteur souffrant, dans Job décrivant ses douleurs et ses souffrances. C’est seulement quand les Romains cessèrent de pratiquer cet horrible mode d’exécution que l’on commença à représenter plus graphiquement le Crucifix.

Simplement, Jean est le dernier à composer son évangile : il ne répète pas les autres, il les complète. Ainsi, il ne raconte pas la dernière Cène de Jésus directement mais plutôt le bouleversant lavement des pieds des disciples par Jésus, qui donne le sens de l’eucharistie : communier au mouvement de charité qui conduit Dieu à s’humilier non seulement jusqu’à se faire chair, mais jusqu’à se faire serviteur et nourriture pour ses amis. Il donne des précisions sur Judas, rapporte des dialogues auxquels seul un témoin direct pouvait avoir eu accès… Il nous révèle un détail qui a beaucoup touché les Pères de l’Église : au moment du dernier repas de Jésus, il a eu le privilège de poser sa tête sur la poitrine du maître (on mangeait allongé en ce temps-là), si bien qu’il a entendu battre le Sacré Cœur lui-même ! C’est de cette expérience qu’il a tiré la profondeur de son inspiration pour enseigner que Dieu est Amour. 

Jean se réfère sans cesse à «l’heure» du Christ ; en outre, son récit est émaillé de repères temporels qui intriguent par leur récurrence («c’était le matin», «c’était la sixième heure»). Que cherche à montrer l’évangéliste ?  

L'abondance d'indications temporelles (et spatiales) n'est pas propre à Jean, mais aux quatre récits de la Passion, comparés au reste des récits évangéliques. Alors que presque trente ans de la vie de Jésus tenaient en quelques versets au début de l'évangile, que près de trois ans de ministère public ont pris quelques chapitres, ce qui veut dire que les évangélistes ont beaucoup résumé, condensé, sélectionné, quand on arrive aux derniers jours, aux dernières heures, aux derniers instants de sa vie, le récit se ralentit extrêmement, au point d'être presque synchronisé à l’histoire qu’il raconte. C’est sans doute une des traces laissées par l’organisation mnémotechnique de leurs souvenirs par les premiers témoins — des femmes ! —, qui se sont remémorées toutes les dernières heures que Jésus avait vécu, l’ayant suivi pas à pas. Cela aboutit à donner une présence extrêmement forte au sacrifice ultime de Jésus. C’est ce sacrifice que Jean appelle «l’heure» de Jésus par excellence.

Peut-on parler d’une théologie johannique de la Passion ? Quelles sont les vérités qu’elle révèle ?

Oui, il y a une théologie johannique de la Passion. Mais elle révèle moins des vérités, qui seraient à admettre comme des propositions exactes parmi d’autres, que LA VÉRITÉ, la condition même de toute vérité.

La Passion selon saint Jean souligne mieux que les autres l’enseignement de Jésus dans son dialogue avec Pilate, le gouverneur romain. C’est l’accomplissement de la prophétie du Psalmiste : «tu es juste dans tes paroles, irréfutable en ton jugement» (Psaume 51,6) ; la divinité de Jésus éclate dans ses réponses au gouverneur romain. Jean nous montre moins un accusé qui répond à un juge, qu’un maître qui prêche et enseigne jusque dans un prétoire de l’Empire. Il est la vérité, Il est venu au monde pour rendre témoignage à la vérité ; Vérité lui-même, il veut jusqu’au bout se révéler, manifester son éclat tout simple dans la conscience humaine. Il continue de parler tant qu’il sent la moindre petite ouverture d’esprit chez son interlocuteur, mais dès qu’il doit affronter la mauvaise foi, ou le cynisme, ou le scepticisme (Qu’est-ce que la vérité ? lui dit finalement Pilate), Jésus se tait, n’a plus rien à dire, il ne lui reste plus qu’à s’offrir lui-même, espérant que dans l’ultime de son don, certains cœurs au moins s’ouvriront à sa royauté. Il est sur la croix, comme le roi sur son trône, mais son royaume est celui de la conscience.

Y-a-t-il un passage du récit johannique de la Passion qui vous touche particulièrement et que vous souhaiteriez partager avec nous ?

Le passage qui me touche le plus est un détail au moment de l'arrestation de Jésus. Lorsqu’à la troupe armée qui vient l’appréhender Jésus répond : «Moi je suis» (ce qui veut dire «c'est moi», mais ce qui est aussi le Nom divin révélé à Moïse au Buisson ardent), «tous s'effondrent à terre» (Jean 18,6). Mais quand une deuxième fois ils lui disent qu’ils recherchent Jésus de Nazareth, il répond «Je vous ai dit que moi je suis» (Jean 18,8), et après ce moment-là seulement, ils finissent par se saisir de Jésus. Dans cette seconde réponse, Jésus explicite le fait qu’il parle, qu’il dit, qu’il prononce ces paroles qui sont le Nom divin. Et le fait même de thématiser sa parole semble être comme son talon d’Achille, ce qui le rend vulnérable et appréhendable.

Je découvre dans cette petite variation sur le Nom divin comme une petite icône en mots du mystère même de l’Incarnation : le Verbe de Dieu accepte de parler le langage des hommes, et dès lors qu’Il entre dans les conventions de la parole humaine, que nous autres pécheurs avons transformée en instrument de mensonge et de violence, Il se livre à la mort. Tout cela par amour de nous, pour se faire connaître de nous, pour qu’enfin, nous lui rendions amour pour amour.

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10 avril 2020, 09:00