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Des manifestants irakiens à Bagdad, le 11 novembre 2019 Des manifestants irakiens à Bagdad, le 11 novembre 2019 

Mgr Sleiman: les Irakiens doivent redécouvrir le sens de l'État

En Irak, la majorité des forces politiques se sont entendues pour en finir avec des manifestations qui conspuent les dirigeants et le puissant voisin iranien depuis début octobre. Mais après cet accord pour un «retour à la vie normale», les forces de sécurité ont intensifié la répression. À Bagdad, les blessés se comptent par centaines. Mgr Jean-Benjamin Sleiman, archevêque latin de la capitale irakienne, nous livre son analyse, sans langue de bois.

Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican

Depuis le 1er octobre, début du mouvement de contestation en Irak, 319 personnes ont été tuées, selon un nouveau bilan officiel. Les acteurs politiques ont annoncé un accord pour mettre un terme à la contestation, mais ni les manifestants ni les forces de l’ordre n’ont quitté la rue. Trois personnes sont mortes ce dimanche 10 novembre à Nassiriya, au sud-est du pays, sous les tirs à balle réelles de la police. Ces dernières 48 heures, Bagdad a pris des allures «de champ de bataille», comme le rapporte RFI. Amnesty International dit redouter un «bain de sang».

Le cardinal Louis Raphaël Sako, Patriarche de Babylone des chaldéens, a appelé les fidèles de son Église à trois jours de jeûne, du 11 au 13 novembre, pour demander à Dieu le don de la paix et le retour de la stabilité dans le pays.

Ce lundi, les États-Unis ont réclamé la fin des violences et appelé les autorités irakiennes à organiser des élections anticipées, rejoignant en partie les revendications des manifestants. Les protestataires réclament en effet une refonte du système politique irakien et un renouvellement complet de la classe politique, inchangée depuis la chute en 2003 du dictateur Saddam Hussein. Ils conspuent également l'Iran, grand rival des États-Unis en Irak, en l’accusant d'être l'architecte du système politique, rongé par le clientélisme et la corruption.

Mgr Jean-Benjamin Sleiman, carme déchaux de nationalité libanaise, est archevêque latin de Bagdad depuis novembre 2000. Il tente d’abord de nous décrire la situation qui règne actuellement en Irak.

Entretien avec Mgr Jean-Benjamin Sleiman

Il n’est pas facile de décrire cette situation somme toute bien compliquée. J’ai connu beaucoup de choses semblables dans ma vie, et je ne crois pas à l’innocence des manifestations. Qu’il y ait des gens innocents, certainement ; qu’il y ait beaucoup d’injustice dans ce pays, certainement. Mais que des manifestations naissent ainsi, spontanément, je ne le crois pas. Je n’y vais pas [parmi les manifestants], car il ne s’agit pas de folklore. À mon avis, il faut dénoncer la non-vérité dès le début. Les gens ont certainement besoin de justice, ont besoin d’un autre État, qui gère leurs affaires, qui règle leurs problèmes, mais les moyens utilisés n’arrivent pas à ce but. C’est un conflit pour le pouvoir entre des factions qui se font plus ou moins voir, et qui ont les capacités de mobiliser beaucoup de gens, des gens innocents. Les gens sont innocents, mais la situation est loin d’être innocente. 

Mais qui est réellement derrière ces manifestations d’après vous?

Qui ? Je ne veux pas dire de noms, mais tout le monde connaît un peu l’histoire contemporaine, l’histoire récente de l’Irak, et le concert des nations qui se rencontrent en Irak pour que chacun ait sa part, ou toute la part, je ne sais pas - cela dépend des appétits -, c’est un spectacle bien connu.

Récemment les forces politiques se sont mises d’accord pour mettre fin à cette contestation. Que pensez-vous de cette décision?

Je crois que tout ce qui peut y mettre fin est bon, mais je ne sais pas sur quoi ils se sont mis d’accord. S’il faut simplement arrêter les choses, ce sera insuffisant, car je crois que des changements doivent arriver, et j’espère qu’ils ne seront pas simplement symboliques.

Certains craignent une spirale de violences, que faire pour l’enrayer?

Vous savez, la situation ici comme ailleurs, dans ce pauvre Moyen-Orient, est compliquée. Les acteurs que l’on voit ne sont pas les vrais acteurs, et les objectifs ne sont pas les mêmes non plus. Ceux qui ont vraiment encouragé, ou ceux qui résistent à ces manifestations n’ont pas en vue le bien-être du peuple irakien. Vous savez qu’il y a une grande lutte entre les puissances régionales et internationales, et à la fin l’objectif, ce sont les ressources et les lieux stratégiques. On ne peut pas séparer ce qui se passe au Yémen de ce qui se passe en Irak, de ce qui est en train de se passer à Beyrouth, ou encore en Syrie, des tentatives aussi de remettre du désordre en Égypte. Ce n’est pas si innocent tout ça, et je crois que s’il y a un accord entre ceux qui vraiment, ont le pouvoir, les choses peuvent aller mieux. Autrement on va vers une situation précaire. Les peuples méritent beaucoup plus. Ceux qui vraiment, ont crié leurs souffrances, l’injustice qu’ils subissent etc., méritent d’être traités mieux que par une solution “Aujourd’hui on arrête, peut-être que dans deux-trois mois les choses changent, on revient à la case départ…”: tout ça c’est un peu se moquer des gens, et on est habitués à être objet de moqueries dans cette région. Vraiment on est très déçus par tout ce qui s’est passé ces dernières années. Peut-être que le Seigneur va faire un miracle, parce que Lui seul peut changer cette situation.

Vous êtes archevêque de Bagdad depuis près de vingt ans. Est-ce que vous avez vu ce mouvement arriver, est-ce que cette contestation était attendue?

Il y a certainement de la grogne depuis des années, et il ne faut pas oublier que l’État irakien actuel a été refondé par des mini-États. On a pris des mini-États auxquels on a permis d’apparaître sur la scène irakienne, et après avec ceux-là, on a refait l’État. Donc c’est un État qui a fait beaucoup de progrès, mais il lui manque beaucoup. Ce n’est pas encore un vrai État de droit, les pouvoirs ne sont pas toujours aux mains de l’État. Et puis on a joué sur un terrain ethnologiquement miné par un bédouinisme persistant. Ici les tribus sont plus fortes que toutes les institutions. C’est une réalité qui bloque souvent l’application de la loi. Ce que vous voyez est un peu la pointe de l’iceberg. C’est très facile d’infiltrer un pays comme ça, et de le secouer ; comme il n’y pas d’unité vraiment forte, culturellement parlant, chacun cherche son intérêt: on peut être amis aujourd’hui, ennemis demain, redevenir alliés, etc. Donc il faut vraiment aider ce pays, qui a été sauvé de la dictature, à entrer dans la modernité, en redécouvrant la personne, son importance, les relations personnelles, et le sens de l’État. L’État comme institution qui est vraiment indispensable à toute société humaine. Mon rêve c’est qu’on arrive un jour à être plus sérieux, à aider les Irakiens d’abord à retrouver la citoyenneté, c’est-à-dire que l’Irakien est égal à l’autre Irakien, il a les mêmes droits et les mêmes devoirs – et j’insiste sur les devoirs, parce qu’on parle des droits mais on ne parle pas toujours des devoirs.

Vous savez, on n’a jamais pansé les blessures de la guerre. Il y a beaucoup de problèmes psychologiques qui sont nés des guerres successives. Il y a aussi beaucoup de problèmes sociaux: les enfants orphelins, les enfants abandonnés, et surtout les femmes veuves, et ainsi de suite. L’Irak a beaucoup de problèmes, et je crois qu’il faut lui donner le temps d’être stable politiquement pour pouvoir aborder un peu ces problèmes.

Quelle est la place des jeunes chrétiens irakiens dans cette contestation?

Il y a beaucoup de jeunes chrétiens qui manifestent avec les autres parce que pour eux c’est une manière d’être Irakien et de ne pas s’isoler dans sa propre communauté ethnico-religieuse. Chez les chrétiens le désir est beaucoup plus fort, la citoyenneté pour eux est devenue spontanée. C’est un concept politique très peu reconnu, mais qui peut vraiment aider le pays à avoir une société plus libre et plus égalitaire.

Est-ce qu’ils arrivent à établir des relations avec les autres communautés religieuses?

Mais on a des relations. Les relations sont souvent très formelles, très polies, mais je crois qu’on n’a jamais osé toucher à des problèmes comme ça d’une façon profonde, d’une façon vraie. Moi, venant d’autres horizons culturels, ça me rend malade.  Ça me rend malade un langage de compliments réciproques où on ne dit jamais vraiment ce que l’on pense. On n’ose pas.

Vraiment, l’Irak est un pays qui a besoin de s’approfondir culturellement, à travers l’éducation, à travers les écoles, à travers une mission. Les religions peuvent y participer, sans faire du prosélytisme. La religion peut aussi aider l’humanité, elle est aussi matrice de valeurs culturelles, de valeurs sociales, etc. Voilà de quoi a surtout besoin l’Irak. Mais que voulez-vous, il est encore, comme on le disait de la Pologne dans l’Histoire, le gâteau des nations. Tout le monde veut avoir part à ce gâteau. Après tout, l’Irak est un pays d’une richesse vraiment immense. Mais la frustration des Irakiens, c’est qu’ils ne bénéficient pas de leurs richesses.

Et pensez-vous que les pays voisins peuvent intervenir dans ce conflit?

Il y a un proverbe – je ne sais pas s’il est libanais ou arabe – qui dit: «quand une vache tombe, les bouchers se multiplient». L’Irak est un pays qui a perdu beaucoup de sa souveraineté, de son intégrité, et donc il ne peut pas faire face à tous les défis qui lui viennent de loin et de près, des pays voisins. Les pays voisins sont aussi en connexion avec des pays plus grands, loin géographiquement mais très présents sur le terrain, d’une façon ou d’une autre.

Moi avec beaucoup, nous souffrons de cette incompréhension, diversion, de cette injustice, de cette course aux ressources vraiment injustifiée car ce n’est pas nécessaire. Mais pour ceux qui le font, il n’y a pas de limites.

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11 novembre 2019, 16:15