Rencontre sur la protection des mineurs dans l'Église, Salle du Synode, Vatican, 21 février 2019 Rencontre sur la protection des mineurs dans l'Église, Salle du Synode, Vatican, 21 février 2019  

Mgr Desfarges: «on ne repart pas comme avant» de cette rencontre

Fin de la rencontre internationale pour la protection des mineurs dans l’Église, au Vatican. Mgr Paul Desfarges, archevêque d’Alger, en a été l’un des participants. Il nous livre son témoignage.

Entretien réalisé par Manuella Affejee- Cité du Vatican

La prise de conscience a été collective. Convoqués par le Pape, les présidents des conférences épiscopales du monde entier, les supérieurs et supérieures généraux des congrégations religieuses, les patriarches des Églises orientales, et les responsables de la Curie romaine ont été mis face à l’abîme du péché, face aux victimes et face à Dieu. Après la repentance et le rappel nécessaire des responsabilités de chacun, vient le temps des actions concrètes pour faire toute la vérité et rendre justice aux victimes, trop longtemps ignorées.

L’écoute de leur témoignage est fondamentale, indispensable: c’est incontestablement une des leçons de cette rencontre. Et c’est ce dont nous témoigne Mgr Paul Desfarges, archevêque d’Alger, présent lors de ces 4 jours de réflexion et de travaux.

Entretien avec Mgr Paul Desfarges, archevêque d'Alger

J’ai senti chez mes frères évêques que les témoignages des victimes, qui sont revenus à plusieurs moments dans les échanges et interventions, ont été des moments forts qui imposaient le silence, et on aurait voulu dire: «arrêtons, laissez-nous entendre jusqu’au bout la souffrance de ses personnes», et je crois que ça, c’est le chemin le plus important qui a été fait déjà depuis un certain temps, et qui continue d’être fait par tous les évêques du monde. C’est la prise de conscience de la destruction intérieure, profonde, qui s’est opérée chez les victimes suite à ces actes pédophiles invraisemblables. Celui qui parle aujourd’hui, il a 25 ans, 40, 50 ans et on oublie qu’il a été enfant... Quelqu’un nous a raconté avoir rencontré un homme de 70 ans qui s’est mis à pleurer en racontant ce qui s’était passé quand il était petit. La souffrance est encore là, et il n’a pas encore pleuré toutes les larmes de l’enfant qui avait besoin de pleurer et qui n’a pas pleuré autant qu’il le pouvait...

C’était la première fois que vous entendiez des témoignages de victimes ?

Non. J’en ai entendu, parce que j’ai aussi une casquette d’écoutant de type psychologique, mais (il s’agissait de cas) dans des familles, en particulier une femme  que j’ai longtemps accompagnée et qui a été jusqu’au bout de la verbalisation de sa souffrance, de son cri, de ses larmes, jusqu’au pardon de son père qui avait été l’abuseur. (…) Récemment, un prêtre qui a été lui-même abusé est venu, je l’ai écouté. Mais ce matin (samedi), on a encore eu un témoignage où après j’aurais aimé ne plus bouger pendant un certain temps. À chaque fois, ça nous remet devant cette souffrance et j’ai bien aimé que le cardinal Tagle, au début, nous mette devant ce mystère: les blessures des victimes sont les blessures du Christ. Moi, ça me bouleverse… Je ne peux pas ne pas entendre la souffrance du Christ dans la souffrance de ces victimes… J’entends les pleurs de Jésus et quand le Pape nous dit, «peut-être n’avons-nous pas encore assez pleuré…», je crois que c’est une grâce que je demande: de savoir davantage pleurer.

Dans leurs témoignages, les victimes disaient: «personne ne m’écoutait, ni ma famille, ni mes amis, ni les  responsables de l’Église… Mais Seigneur, où étais-tu ?» En tant que pasteur, ces cris de douleurs, lancinants, comment les avez-vous reçus ?

Je dis que ce n’est pas possible… Ce n’est pas possible. Il nous faut beaucoup de cœur, de liberté profonde, de miséricorde pour accueillir jusqu’au bout le malheur des victimes… Pour qu’elles puissent parler, il faut qu’elles sentent qu’elles sont entendues comme elles sont, en pouvant dire les mots qu’elles emploient sans avoir l’impression que «ce n’est pas bien», et ça, ça me parait très important. C’est là qu’il y a un rôle de pasteur à laisser grandir encore en nous, si cela est nécessaire, pour que nous puissions vraiment entendre et que la personne qui veut parler puisse le faire! Et qu’elle sente: «enfin quelqu’un qui m’écoute…». C’est lui dire : «tu n’es pas coupable», parce que le peu que j’ai écouté m’a fait comprendre combien la victime retournait la culpabilité sur elle. Et cette personne dont je vous parle, que j’ai accompagnée, à la fin me disait: «le plus dur, c’est la haine contre moi». Il a fallu travailler pour se débarrasser de la haine contre soi… qui n’est pas la moindre! Et donc, de pouvoir le dire et de pouvoir entendre: «non, tu n’es pas coupable». Je crois que cette dimension là a été bien exprimée, bien entendue durant ces jours-ci et je pense qu’on ne repart pas comme avant.

La question des abus est protéiforme, elle concerne toutes les cultures, tous les continents. Le père Hans Zollner évoquait ce chiffre très impressionnant: au moins 85% des enfants vivant en Afrique du Nord et au Moyen-Orient auraient subi des abus, de tous types. En tant que responsable d’une petite Église, minoritaire, comment appréhendez-vous cette question ?

Je suis abasourdi… Mais à vrai dire, cela ne m’étonne pas. Je vis en Algérie depuis 45 ans, j’ai été écoutant; à l’université, avec un collègue, on avait ouvert un bureau d’aide psychologique, donc j’ai entendu pas mal de choses, et c’est vrai que dans les familles, c’est terrible… Je voulais simplement dire une petite chose qui s’est passée en Algérie: un de mes collègues parlait avec un imam, -ou c’est un imam qui est venu l’aborder- et il lui a dit : «vous, dans l’Église, vous avez le courage d’aborder ces questions, nous, nous n’avons pas ce courage». C’est donc important que ce travail que nous faisons dans notre Église, -malgré ses piétinements, ses difficultés, mais elle avance !-, puisse être entendu, que ça donne à d’autres le courage de faire la vérité. Que cela puisse être une aide, un encouragement pour les autres institutions, et pour qu’on se pose la question: mais que pourrait-on faire pour que dans les familles, cela diminue ou disparaisse? En pensant à cette parole de l’Évangile: «comme c’est malheureux quand le scandale arrive pour un seul de ces petits !»… Ces petits frères de Jésus, qu’ils soient chrétiens ou musulmans ou n’importe, ce n’est pas le problème.. C’est un petit frère de Jésus qui a mal! Et ce n’est pas supportable… Alors, notre Église en Algérie, elle est très limitée, elle est très étrangère. Nous avons nos services Caritas, donc c’est pour ça, par tel ou tel biais, que nous avons accueilli certaines femmes de passage, migrantes, avec des petits enfants. On parle aussi en Algérie d’enfants des rues, il y a des associations qui s’en occupent. Mais comme structure d’Église, nous sommes encore peu armés pour aider. Mais si on peut le faire, à travers des associations, nous le ferons, c’est sûr.

C’est toute l’Église qui est rassemblée ici à Rome, dans son universalité, dans la pluralité des cultures… Des cultures qui n’ont pas la même appréhension du phénomène. (…) Comment dans ce cas, parvenir à une ligne commune sur ce problème ?

C’est vrai que les contextes culturels sont différents; nos frères des Églises d’Afrique ont exprimé qu’ils avaient une manière dans le village, en cas de drame, de réunir la famille, d’essayer de réconcilier. Mais lors de la conférence qu’elle a faite, une religieuse africaine, du Nigéria, a dit (à propos des abus): «non, il y en a». C’est vrai que parfois dans certains pays africains, avec la guerre, les enfants soldats, la traite des êtres humains, la pédophilie vient (après). Mais il y en a. Comment faire avec ça? Par exemple, le souci chez certains n’est pas forcément d’aller voir la justice civile,  car on se demande si on peut lui faire confiance, s’il n’y a pas de la corruption, si ce ne sera pas exploité d’une manière ou d’une autre… Là aussi, ce n’est pas si simple. Il y a également des contextes ecclésiaux où l’on dit «il faut qu’on traite cela entre nous, pourquoi aller l’exporter ailleurs ?». Donc je crois qu’il faut tenir compte de ces contextes. Et puis il y a aussi ce souci: autant on n’aura jamais été jusqu’au bout de l’écoute des victimes, -et j’en parle avec émotion-, autant… comment faire avec ceux qui ont abusé? Alors il y a des sanctions, des choses qui sont prévues par la loi civile, il faut faire la vérité, que la justice passe mais ça reste des frères humains… Ils ne sont pas à rayer de la carte! Comment les accompagner? Pour eux aussi, un chemin pourrait être possible… Eh bien cette question est ouverte. Et là aussi, suivant les pays, suivant les contextes, il y a des solutions diverses, mais on ne peut pas ne pas réfléchir aussi à cette question, parce que la miséricorde, elle est aussi pour eux... Jésus nous a dit: «il ne faut qu’aucun de ces petits ne se perde»..parce que souvent, ces abuseurs ont été eux-mêmes abusés ou ont vécu dans des conditions pas évidentes du tout. Faisons la vérité, allons jusqu’au bout mais il faudrait sauver tout le monde...

Mgr Scicluna et d’autres interventions ont mis en exergue toute la procédure canonique, civile qu’un évêque doit suivre si un cas d’abus lui est signalé. Étiez-vous au courant de tout cela ?

J’étais au courant peut-être pas autant que j’aurais dû l’être ! On a parlé samedi de l’administration et j’ai confessé que j’ai sûrement des faiblesses et des manques au niveau de la gestion administrative. Mais, assez récemment, on en avait parlé entre évêques d’Algérie et même du Maghreb, on a écrit un texte sur la manière de procéder, on s’est bien mis au courant, on a écouté les Pères Blancs qui ont pas mal réfléchi à ces questions et ils nous ont aidés. Au niveau de l’Algérie, dans chaque diocèse, on a ouvert des cellules d’écoute et on les a affichées, et puis dans le diocèse d’Alger,  j’ai constitué une commission, au cas où. Jusqu’à présent, nous n’avons pas de dénonciation ou d’abus sexuel sur mineur qui a été signalé, mais nous ne sommes pas à l’abri. Mais je voulais qu’il y ait une commission parce que justement, nous sommes, par nos activités diverses, en contact avec des personnes vulnérables, -des enfants, des handicapés, des migrants-, pour lesquelles il nous faut être prêts,  attentifs et vigilants. C’est pour la prévention. On a prévu un rendez-vous, une invitation à tous ceux qui veulent réfléchir à cette question-là ou être sensibilisé. On verrait un film, il y aurait ensuite des échanges. (…) Peut-être n’avons-nous pas assez sensibilisé jusqu’à présent à cette question-là.

Parmi toutes les idées concrètes, les propositions qui ont été faites au cours de ces derniers jours, lors des interventions, laquelle a particulièrement retenu votre attention ?

La question du silence. Il faut faire la vérité, ne pas vouloir cacher, et je crois que, mais là aussi, ça dépend des contextes ecclésiaux, on ne rend pas service à l’Église si on ne fait pas la vérité. Il y a peut-être une manière de la faire, pas accusatrice, mais de dire «oui… Il y a du malheur, il y a du drame. Faisons la vérité». Ce chemin-là me parait important et ce n’est que ce chemin de vérité qui permettra de trouver des chemins de guérison, de paix pour les victimes, et aussi, si on peut, pour ceux qui ont commis des choses qui ne sont pas acceptables.

Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici

25 février 2019, 08:38