Jacques Chirac, un homme politique attentif à la souffrance humaine
Cyprien Viet – Cité du Vatican
Ce lundi 30 septembre 2019 est jour de deuil national en France, après la mort de l'ancien président de la République Jacques Chirac. Après une première cérémonie dans l'intimité familiale à la cathédrale Saint-Louis des Invalides, puis les honneurs militaires, une messe se tient à partir de midi en l'église Saint-Sulpice, en présence de nombreuses personnalités nationales et internationales. Il sera ensuite enterré au cimetière du Montparnasse.
L’annonce a avait été faite ce jeudi 26 septembre en fin de matinée : Jacques Chirac s'est donc éteint, au terme d’une vie marquée par 40 ans d’une vie politique contrastée, puis par un retrait progressif de la vie publique et par un lent déclin physique, qui lui avait finalement valu une certaine compassion dans une large part de la population française, bien au-delà de sa famille politique.
Né en 1932, Jacques Chirac fait ses premières armes en politique dans les années 1960 au sein du cabinet de Georges Pompidou, alors Premier ministre du général de Gaulle. Il entre au gouvernement dès 1967 en tant que secrétaire d’État à l’Emploi, un poste dans lequel il vivra les soubresauts de Mai 68 et sera l’un des personnages clés des accords de Grenelle, ouvrant la voie à une forte augmentation du salaire minimum. Il devient ensuite secrétaire d'État à l’Économie et aux Finances, puis ministre délégué pour les Relations avec le Parlement sous la présidence de Georges Pompidou, avant de devenir ministre de l’Agriculture en 1972, et enfin, brièvement, ministre de l’Intérieur en 1974.
Montée en puissance et déclin d'un jeune loup gaulliste
Très affecté par le décès en cours de mandat du président Pompidou, il poursuit néanmoins sa montée en puissance en devenant en 1974 le Premier ministre du président Valéry Giscard d’Estaing, avec qui il entretiendra une longue rivalité. Il démissionne avec fracas en 1976, mais se replace sur la scène politique nationale dès l’année suivante en devenant maire de Paris, poste qu’il conservera jusqu'en 1995. En lançant le RPR (Rassemblement pour la République), Jacques Chirac relance le gaullisme comme force structurante pour la droite parlementaire, marginalisant progressivement les libéraux et les centristes.
Après la victoire de la droite aux élections législatives de 1986, le président socialiste François Mitterrand appelle Jacques Chirac au poste de Premier ministre. Les deux têtes de l’exécutif s’affrontent lors de l’élection présidentielle de 1988, et l’échec de Jacques Chirac ouvre alors une période de prise de distance par rapport à la vie politique nationale. Il se replie alors sur ses deux fiefs, à la sociologie électorale complémentaire : Paris, ville dont il reste le maire, et la Corrèze, département rural dont il est réélu député sans discontinuer de 1967 à 1993.
1995-2002: du retour de la croissance à la crise identitaire
En 1995, à la surprise générale, Jacques Chirac parvient à se faire élire à la présidence en battant le candidat socialiste Lionel Jospin, et en marginalisant l’autre candidat de la droite, le Premier ministre sortant Édouard Balladur. Le premier mandat de Jacques Chirac sera contrasté : après un début de mandat difficile, marqué par le conflit social de l’hiver 1995, par une série d’attentats à Paris ou encore par les très controversés essais nucléaires en Polynésie française, il dissout l’Assemblée nationale en 1997. Cette décision censée remobiliser son camp provoque finalement le retour au pouvoir de l’opposition de gauche, pour une longue cohabitation qui durera cette fois cinq ans, jusqu’en 2002.
L’exécutif devient donc bicéphale, Jacques Chirac et son Premier ministre socialiste Lionel Jospin participant ensemble aux sommets européens, notamment lors de la présidence française de l’Union européenne en l’an 2000. Mais la France connaît alors une période relativement calme et consensuelle sur le plan politique et social, la victoire de l’équipe de France de football lors de la Coupe du monde 1998 symbolisant une certaine unité nationale. Cette période est aussi marquée par de bons résultats économiques : après la récession du début des années 1990, la croissance retrouve une dynamique positive entre 1998 et 2000 et permet une réduction sensible du chômage.
En 2001 et 2002, dans un contexte international plus difficile marqué notamment par les attentats du 11 septembre 2001 et l’émergence d’une crise identitaire et sécuritaire de plus en plus prégnante dans les quartiers difficiles, la situation de la France se dégrade rapidement, sur le plan social et économique. Le gouvernement de gauche perd de nombreux appuis, notamment dans les milieux populaires qui se réfugient dans l'abstention ou le vote contestataire. Le 21 avril 2002, Lionel Jospin est éliminé dès le premier tour de l’élection présidentielle, qui ouvre la voie à un second tour inédit opposant la droite à l’extrême-droite. Jacques Chirac, avec le soutien plus ou moins explicite de la gauche est réélu très largement, obtenant plus de 82% face à Jean-Marie Le Pen, candidat du Front National.
2002-2007: derniers coups d'éclat et marginalisation progressive
Le deuxième mandat de Jacques Chirac, bien qu’il dispose d’une majorité confortable au Parlement, semblera marqué par un effacement progressif, son ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy s’affichant progressivement comme le véritable leader de la droite. Le dernier coup d’éclat de Jacques Chirac sera son opposition à la guerre en Irak, en 2003, ce qui lui vaudra une grande popularité dans le monde arabe, mais aussi en Russie où Vladimir Poutine appréciera son choix de ne pas s’aligner sur les États-Unis. Ce deuxième mandat sera aussi marqué par le début d’une prise de conscience sur les enjeux écologiques. Sa célèbre formule «notre maison brûle, et nous regardons ailleurs», prononcée lors du Sommet de la Terre à Johannesburg en 2002, résonne aujourd'hui avec un écho particulier dans le contexte de la crise climatique actuelle. Mais ces déclarations fortes n’auront alors que peu d’effets politiques concrets.
L’année 2005 marque un tournant. Le 29 mai, la victoire du “Non” au référendum sur le Traité constitutionnel européen affaiblit considérablement Jacques Chirac sur la scène politique nationale comme internationale. En septembre de la même année, il est hospitalisé pour un accident vasculaire cérébral qui ne l’empêchera pas de finir normalement son mandat présidentiel, mais qui l’affaiblira considérablement sur le long terme. En octobre et novembre 2005, la situation presque insurrectionnelle dans certaines banlieues françaises semble échapper au contrôle de l’exécutif et révèle la fracture sociale de la France, un thème qu’il avait porté lors de la campagne présidentielle de 1995, mais qu’il n’aura pas réussi à résorber.
L'après-présidence, un temps de souffrance
C'est donc un président affaibli qui se retire en 2007, laissant les clés de la présidence à son ancien ministre Nicolas Sarkozy, avec qui les relations demeureront distantes par la suite. Les apparitions médiatiques de l’ancien président deviennent de plus en plus rares, les troubles de la mémoire et de la motricité qui affectent Jacques Chirac devenant de plus en plus palpables. En 2012, c’est avec son soutien tacite et celui d’une partie de son entourage que le candidat socialiste François Hollande accède à la présidence de la République. Il apparaîtra à ses côtés en quelques rares occasions, notamment lors de la remise du prix de la Fondation Chirac pour la prévention des conflits.
En 2016, la mort de Laurence Chirac, sa fille, marque la fin de son long combat contre l’anorexie, cause dans laquelle sa femme Bernadette s’était engagée avec force. À l’automne 2016, Jacques Chirac est rapatrié en urgence d’un séjour au Maroc, et des rumeurs apparaissent même alors sur son décès. Il aura finalement encore survécu trois ans, mais il n’était plus réapparu en public depuis cet incident.
Un homme chargé d'empathie et de compassion
Malgré un bilan politique contrasté, une grande partie de la population française retient surtout de Jacques Chirac son sens relationnel, son empathie, sa proximité avec les plus fragiles, une sensibilité venue de son histoire personnelle et familiale. Le père Nicolas Risso, vicaire général du diocèse de Tulle, en Corrèze (le "fief" de Jacques Chirac) l'avait connu personnellement. Il revient sur ses souvenirs de l’ancien président de la République, et sur ses relations avec l’Église catholique.
«Il y a de la tristesse dans le cœur des Corréziens. Jacques Chirac, quels que soient les partis politiques, quels que soient les clivages idéologiques, était un homme apprécié des Corréziens, des catholiques en particulier, parce que c’était pour beaucoup un homme de cœur, un homme qui connaissait souvent leur nom, leur visage, leurs difficultés et leurs problèmes. Et ça c’est quelque chose qui a touché profondément les Corréziens et qui certainement aujourd’hui réveille leur peine.
Vous aviez-vous-même en tant que prêtre eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises, quel était son comportement personnel vis-à-vis de l’Église? Est ce qu’il s’intéressait aux questions spirituelles et aux questions éthiques posées par l’Église catholique ?
Le jour où j’ai rencontré Jacques Chirac pour la première fois, je n’étais pas encore prêtre, j’étais séminariste. Et donc j’étais en stage en Haute Corrèze, à Ussel qui était sa circonscription, et c’était deux ans avant l'élection présidentielle. Il était au plus bas dans les sondages, même les médias et les politiques disaient qu’il était fini. Et ça a été l’occasion de belles rencontres, de discussions avec Jacques Chirac à la fois sur la politique, sur l’engagement. Et puis il était très intrigué qu’un jeune Corrézien qui aurait pu prétendre à faire une grande école ou une carrière universitaire revienne vivre en Corrèze et devienne prêtre. Il était impressionné par le fait qu’on puisse donner sa vie pour la cause de l’Évangile, et ça, je pense que c’est quelque chose qui l’a toujours intrigué et toujours questionné.
Il n'y avait là pas simplement une bienveillance de bon aloi, mais vraiment une interrogation profonde face à une vie donnée gratuitement, et on sait bien que la vie politique n’est pas toujours faite de gratuité. Ça l’a intrigué, vraiment. Et ensuite, j’ai eu l’occasion de le voir quand j’étais ordonné prêtre, avant qu’il ne soit président de la République. Il venait très tôt à la messe à 9h30 le dimanche matin dans des petites paroisses rurales autour d’Ussel.
Pour lui, le religieux, en bon Corrézien qu’il était, ne se situait pas du côté démonstratif, mais il était plutôt du côté de l’intime. Je crois qu’il avait ce rapport-là à la foi, et certainement on a découvert cette autre facette à travers les arts premiers, les arts africains, avec sa passion pour d’autres cultures. Pour lui la question du spirituel, et de l’absolu du spirituel en quelque sorte, n’était pas une question lointaine mais une question proche de ses préoccupations. On voit souvent Chirac représenté comme un cynique, ce qu’il n’était pas, ou comme un pragmatique, ce qu’il était certainement. Mais il avait de vraies convictions profondes qu’il ne laissait pas paraître.
Il y a une petite anecdote très belle : Jacques Chirac a crée une fondation pour les personnes handicapées en Haute-Corrèze. Il y a de très belles photos de lui penché sur le lit d’un polyhandicapé, et j’ai remarqué, dans son attitude et dans sa façon de faire, quelque chose qui le rapproche de l’attitude qu’avait Jean Vanier, c’est-à-dire devant le handicap, devant la faiblesse humaine, quelque chose de désarmé, et la vérité de la personne apparaissait. Je crois que ça c’est Jacques Chirac.
On sait qu’il était frappé par un drame intime, la maladie de sa fille, qui est décédée il y a trois ans, est-ce que vous pensez que cela a joué aussi dans son cœur un peu brisé et sa disponibilité à la fragilité humaine ?
Jacques Chirac a toujours ressenti, avec beaucoup d’acuité intérieure et beaucoup de pudeur et de distance, la souffrance qu’il y avait dans le cœur des autres. Et cette souffrance qui l'a certainement touché à l’intime de lui-même a ouvert encore plus quelque chose en lui. Et de tout temps, cet homme a communié à la souffrance de l’autre. Avec de la pudeur. Dans ses relations interpersonnelles en Corrèze qui n’étaient pas les mêmes qu’à Paris, ou dans le combat politique ou dans la conquête politique, quand je pense à lui, je pense à ces vers de Soloviev qui dit : "écoute cher enfant ce qu’un cœur dit à un autre cœur dans un souffle de silence". Et ça c’est Chirac, voilà.
Peut-être un mot aussi sur son action politique : en tant que président de la République, il a reçu le Pape Jean-Paul II à trois reprises, mais il est aussi un peu controversé pour avoir bloqué l’inscription des racines chrétiennes de l’Europe dans la constitution de l’Union européenne. Il y a un petit paradoxe dans le personnage de Jacques Chirac, comment interpréter sa prudence et sa défense de la laïcité jusqu’à un niveau qui a peut-être surpris certains catholiques ?
Jacques Chirac est représentatif d’un catholicisme à la française, qu'il ne faudrait peut-être pas oublier. Ses parents étaient instituteurs, il se marie avec Bernadette Chodron de Courcel qui est d’une famille de tradition, il ouvre ses horizons sur d’autres univers que peut-être son éducation familiale, et il en comprend toute l’importance. Mais il reste aussi marqué et connaît toute l’importance de la tradition laïque républicaine française.
C’est-à-dire que Chirac finalement est à l’intersection et à la rencontre de ces deux traditions : du catholicisme à la française qui vient plutôt de son épouse et de la laïcité républicaine qui vient de l’éducation nationale par ses parents. Il est fait avec ça et cela explique ses orientations politiques. Ce qu'il avait très bien compris me semble-t-il, un peu comme le dira après-guerre un prêtre qui a formé Edmond Michelet, une personnalité qui a profondément marqué Jacques Chirac, c'est qu’il y a une «autonomie des choses terrestres». S’il y a une réalité des choses spirituelles, il y a aussi une autonomie des choses terrestres.
Et je pense qu’il se situait aussi dans cette perspective-là, c’est-à-dire à la fois une profonde empathie pour les questions religieuses et pour les questionnements et les positionnements de l’Église sur telle ou telle question, mais à la fois un homme qui avait conscience qu’il devait mener son combat politique à l’aune des exigences que cela posait. C’est très français, c’est la question perpétuelle que l’on a trouvée dans l’Histoire de France. Même si on est la "Fille aînée de l’Église", même s’il a été chanoine titulaire du Latran, même si sa première visite officielle a été pour le Pape Jean-Paul II, néanmoins il revendiquait son indépendance. C’est un représentant de l’esprit français laïc et républicain. Chirac c’est à la fois la IIIe République et la "Fille Aînée de l’Église".»
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