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Près de la place Saint-Marc de Venise, le 18 avril 2024. Près de la place Saint-Marc de Venise, le 18 avril 2024.   (AFP or licensors)

L’Église de Venise, des sources byzantines à l’harmonie romaine

Autonomie de la paroisse Saint-Marc, liturgie empruntée aux rites orientaux, ferveur populaire, à plus d’un titre l’Église de la cité lacustre fait exception. À Venise ce dimanche, le Pape visite une Église à l’histoire millénaire et particulière. Aujourd’hui harmonieuses, les relations entre le patriarcat de Venise et la papauté ne l’ont pas toujours été, rappelle le médiéviste Pascal Vuillemin. Spécialiste du catholicisme vénitien, il enseigne à l’université Savoie Mont Blanc.

Delphine Allaire - Cité du Vatican

Entretien avec le médiéviste Pascal Vuillemin, spécialiste de Venise

Comment Venise est-elle devenue un siège patriarcal et qu’apporte cette exception à l’Église locale?

La fondation du patriarcat de Venise intervient le 8 octobre 1451 par la bulle pontificale Regis aeterni de Nicolas V (1397-1455). Au moment de sa fondation, deux autres patriarcats lui préexistent: celui d'Aquilée, fondé au VIe siècle dans le nord de la Lagune, et le patriarcat de Grado qui naît au début du VIIe siècle, de la scission de ce même patriarcat d'Aquilée. Le patriarcat de Venise est l'héritier direct de ce patriarcat de Grado, puisque sa fondation, procède de la fusion entre ce dernier qui, de fait est aboli et disparaît, et le diocèse de Castello qui correspond à la ville de Venise, c'est à dire à l'ensemble de ces paroisses urbaines, Saint-Marc mis à part, car Saint-Marc est autonome jusqu’au XIXe siècle, considérée comme «la paroisse du Palais». Le patriarcat de Venise va coexister comme tel jusqu’au XVIIIe siècle avec celui d’Aquilée, qui ne disparaitra en 1751. En tant que circonscription ecclésiastique, dans le nord-est de l’Italie, il n’est donc pas une exception.

Néanmoins, aux yeux des Vénitiens ce patriarcat est une victoire. Il tient autant de la religion, consacrant la place acquise par Venise, que de la politique avec la République maritime qui assoit d'autant plus son autorité. La portée symbolique est majeure.

 

On remarque, à partir du moment de cette fondation, une modification de la manière dont les Vénitiens vont eux-mêmes se percevoir. Ils se percevaient déjà comme sinon un peuple, du moins une cité élue sur laquelle Dieu avait posé sa main bienveillante, évidemment protégée par saint Marc et avec la fameuse prédestination vénitienne Pax tibi, Marce, evangelista meus, qui se trouve sur tous les livres ouverts des lions de saint Marc dans la ville.

La fondation du patriarcat vient renforcer cette idée de prédestination et cette idée de particularisme de Venise, et peut être avant tout des Vénitiens eux-mêmes, reconnus dans la force et l'identité de leur foi.

Quelle fut la nature des liens entre le siège patriarcal vénitien et le siège de Pierre, les rapports entre la papauté et Venise ont-ils été tumultueux ou plutôt sereins au fil des siècles?

Historiquement parlant, entre la fin du Moyen Âge et l'époque moderne, les relations entre Venise et la cour de Rome, sont plutôt heurtées. Politique et spirituel s’entremêlent.

Spirituellement malgré tout, un peu moins car très vite, au moment de la fondation du patriarcat (en 1451), dès 1456, avec le deuxième patriarche Contarini, le rite romain est adopté. Tous les particularismes liturgiques disparaissent, hormis quelques exceptions marginales. D'un point de vue strictement religieux, il n'y a pas de tension notable.

Au niveau politique, les relations entre la République de Venise et Rome, sont un peu plus complexes, et vont conduire à plusieurs reprises les Souverains pontifes à jeter l'interdit sur Venise ou à surveiller certaines figures vénitiennes. Je pense notamment à Fra Paolo Sarpi pendant l'époque moderne, une figure vénitienne un peu contestataire.

La République, à chaque fois, va faire front, au moment des interdits qui seront jetés sur la ville, moyennant quelques pressions, que le clergé local continue d’exercer dans l'administration des sacrements et la célébration du culte.

Les relations se stabilisent au XVIIIe siècle à la mesure de l'affaiblissement progressif de la République. À partir du XIXe siècle, il n’y a évidemment plus de tensions et les liens sont extrêmement étroits. En témoigne le nombre très important à l'époque contemporaine, aussi bien au XIXe siècle qu'au XXe siècle, de Papes qui ont été patriarches de Venise: Pie X, Jean XXIII, Jean-Paul Ier. De même pour les visites pastorales organisées par les évêques de Rome, qu'il s'agisse de celle de Paul VI en 1972, Jean-Paul II en 1985, qui a donné lieu à de grandes festivités, et le dernier en date, avant la visite ce dimanche de François, Benoît XVI en 2011.

Le Pape François vénérera dimanche les reliques de saint Marc. Comment cette dévotion à l’évangéliste martyr en Égypte s’est-elle développée dans la Sérénissime?

Le culte de saint Marc à Venise a des origines partiellement légendaires et partiellement attestées. L'arrivée des reliques de saint Marc à Venise date du IXe siècle quand deux marchands de la lagune vénitienne volent les reliques -ce que l’on appelle un furta sacra- de la dépouille de saint Marc à Alexandrie. Selon les récits, cela donne lieu à une sorte d'épisode assez rocambolesque pour justement permettre le départ de la dépouille depuis Alexandrie et éviter que les autorités musulmanes sur place ne découvrent le pot aux roses. Les marchands avaient caché la dépouille, en tout cas les reliques, dans des tonneaux de porc salé. Elles sont transportées jusqu'à la lagune où le bateau s'immobilise à l'endroit qui correspond actuellement à la Piazzetta, la petite place où s'élèvent les deux colonnes près de la basilique. Le corps est présenté au doge. Et là intervient un épisode miraculeux où le sarcophage, ou en tout cas la caisse qui contenait la relique de l'évangéliste, devient si lourde qu'il n'est plus possible de la déplacer.

Et donc on en déduit que l'évangéliste ne souhaite pas aller plus loin et souhaite reposer sur place, donc à l'emplacement actuel de ce qui deviendra la chapelle ducale, puis aujourd'hui la basilique Saint-Marc.

Dès lors se tisse un ensemble de légendes, puisque jusqu'alors le saint protecteur de Venise était un saint d'origine byzantine, saint Théodore, dont saint Marc prend la place.

On en arrive à élaborer des légendes, au sens étymologique du terme, liées donc à l'évangéliste, prétendant que celui-ci avait déjà préalablement, lors de l'évangélisation, dont il avait pris la tête, parcouru la lagune de Venise en bateau, et que Dieu lui aurait adressé cette fameuse parole qui est donc la prédestination martienne: «La paix soit sur toi, Marc, mon évangéliste, c'est ici que tu que tu reposeras».

Devenu saint patron de Venise, prêtant son zoomorphe, le fameux lion ailé comme symbole de la République, saint Marc devient l'objet prioritaire de la dévotion des Vénitiens. Une dévotion que l'on pourrait qualifier de civique, en ce sens qu'elle participe de la religion dite civique qui, notamment à l'époque médiévale, avait pour but à la fois d'honorer, bien entendu un saint, mais dans le même temps, de renforcer les liens pouvant unir les Vénitiens. Le culte de saint Marc est populaire, mais également éminemment politique. Les grandes célébrations du culte marcien sont strictement encadrées par les autorités vénitiennes, de sorte que la dévotion populaire va aussi se recentrer sur d'autres figures qui, tout en étant plus ou moins liées à cette dévotion marcienne, leur permettaient malgré tout d'avoir une ferveur plus personnelle.

Les fragilités de la ville ont-elles encouragé la piété populaire vénitienne?

Les dangers sont de multiples natures, évidemment liés au site même de Venise. Là, bien entendu, la célébration de certaines grandes fêtes de saints pouvait avoir une valeur de protection propitiatoire de la lagune face à la montée des eaux, aux intempéries, puis également à l'ensablement conjuré au fil du temps. Mais l'ensablement pouvait rendre la lagune impraticable et donc précipiter la chute de la République. Le culte des saints, qui donne lieu à de grande célébrations, qui existent toujours d'ailleurs, était tributaire des grandes épidémies. Deux grandes manifestations aujourd'hui de la dévotion populaire vénitienne sont liées aux épidémies de peste.

La fête de la Salute en novembre et la fête du Rédempteur au mois de juillet sont, sans doute, parmi toutes les grandes commémorations historiques celles qui demeurent aujourd'hui encore, et qui donnent lieu aux manifestations les plus sincères de la ferveur vénitienne.

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27 avril 2024, 08:00