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Les forces armées équatoriennes et la marine colombienne ont saisi deux semi-submersibles remplis de cocaïne, le 20 janvier 2024, près d'Esmeraldas en Équateur. Les forces armées équatoriennes et la marine colombienne ont saisi deux semi-submersibles remplis de cocaïne, le 20 janvier 2024, près d'Esmeraldas en Équateur.  

Narcotrafic en Équateur, le douloureux témoignage du vicaire apostolique d'Esmeraldas

Après l'état de guerre interne décrété en ce début d'année 2024, Mgr Antonio Crameri, évêque du vicariat apostolique d’Esmeraldas en Équateur, témoigne de la violence venant des gangs et déplore la réponse sanglante de l’État.

Entretien réalisé par Marie Duhamel – Cité du Vatican

Le Pape a reçu en audience le nonce apostolique en Équateur, Mgr Andrés Carrascosa, lundi 29 janvier. Le pays, toujours en état d’urgence, est plongé depuis vingt jours dans un conflit armé sans précédent, opposant les puissants narcotrafiquants aux forces de l’ordre. Cela fait trois ans que l’insécurité grandit de façon exponentielle, particulièrement dans les provinces côtières, notamment celle d’Esmeraldas, où se trouve Mgr Antonio Crameri, évêque du vicariat apostolique d’Esmeraldas depuis le 5 juillet 2021 et président de la Caritas dans le pays. Entretien. 

Que signifie la montée progressive de la violence liée au narcotrafic jusqu’aux événements de ces dernières semaines pour la population, les familles et les fidèles?

Depuis trois ans, dans tout le pays équatorial, mais surtout dans la zone côtière, notamment à Esmeraldas, Mena, Big silos Rios, la violence a augmenté de façon drastique avec des morts par assassinat, des extorsions, des enlèvements, des agressions armées et des menaces de toutes sortes, semant partout une grande terreur. L'insécurité a augmenté de façon exponentielle et de nombreuses familles ont dû quitter les lieux, se réfugiant dans d'autres provinces de l'Équateur ou émigrant à l'étranger, notamment aux États-Unis et dans certains pays européens.

Dans tout le pays, mais surtout dans la région de Costa, les gangs ont semé la terreur psychologique en organisant des exécutions en direct sous forme de décapitations, en faisant retrouver leurs têtes sur les places publiques ou devant les institutions publiques et en accrochant les corps sur les viaducs des villes. Le style est clair: Sinaloa et les cartels mexicains.

Si, au début, les meurtres avaient lieu la nuit et à visage couvert, au fil du temps, ils se déroulent en plein jour et l'on peut même assister à des exécutions. Moi-même, en revenant de la messe in Coena Domini l'année dernière, j'ai croisé le chemin de l'assassin qui a failli tuer à balles réelles un jeune homme d'un gang rival.

 

La peur est là, on ne peut pas la nier. Peur des méthodes meurtrières, peur de l'insécurité permanente. Peur de la grande corruption des membres de la police eux-mêmes, qui deviennent des personnes qui, au lieu de faire régner l'ordre, sèment le désordre, peur même de l'impunité des assassins et des délinquants. Plus d'une fois, des délinquants ont été pris en flagrant délit et le juge de garde les a libérés.

Il y a encore quelques semaines, c'était encore la peur en raison de l'absence de l'État, surtout dans ces provinces suburbaines. Un État qui s'est maintenant manifesté en employant la manière forte et qui tombe peut-être, à mon avis, dans le danger inverse. Il est passé de l'inaction ou presque pour contrer la délinquance à une action forte. Aujourd'hui, il répond par la main dure qui, certes, était nécessaire, mais, à mon avis, avec équilibre, là il est passé aux vrais abus, au tabassage des délinquants.

J'ai moi-même vu les conséquences de ces interventions violentes des forces de l'ordre par exemple dans la prison d'Esmeraldas où nous avions été appelés en tant que garants du respect des droits humains. À la fin de la journée, malheureusement, nous avons vu un homme mort parmi les détenus privés de liberté et il n'est certainement pas mort, comme on voudrait nous le faire croire, d'une crise cardiaque, mais des nombreux coups qu'il a reçus. Il y a donc eu de véritables abus.

En pensant que la violence résout la violence, je me demande ce qui va se passer. Depuis longtemps, au niveau de la vie sociale professionnelle, nous sommes obligés de télétravailler, de faire l’école en ligne. Et pour compléter le tout, malgré la présence massive de militaires dans les rues, les villes, du moins à Esmeraldas, sont souvent des villes fantômes, avec des magasins fermés ou avec des heures d'ouverture minimales, ce qui pose de sérieux problèmes aux vendeurs de rue.

Les célébrations liturgiques ou la vie de foi sont-elles altérées par le regain de violence?

La grande vague de violence a en effet entraîné des changements dans les activités pastorales, comme l'avancement de l'heure de la messe. Alors que nous célébrions normalement entre 19 heures et 7 heures 30, la messe est maintenant avancée à 5 heures du matin et il me semble qu'après 6 heures, il n'y a plus de messe dans toute la ville.

Même pendant les semaines très chaudes de troubles, avec les menaces de voitures piégées, les divers attentats, etc., ils ont opté pour des célébrations à huis clos et même en mode virtuel, comme ce fut le cas pendant la pandémie. Les activités catéchétiques et les divers groupes et mouvements laïcs locaux ont également dû être suspendus, de même que les réunions prévues pour le travail pastoral au niveau du vicariat. Quant aux funérailles, la plupart concernent des personnes assassinées, et beaucoup d'entre elles sont des membres de gangs.

Beaucoup d'enterrements n'ont pas lieu à l'église en raison des risques de représailles de la part de gangs adverses. Les prêtres se rendent donc au domicile du défunt, pour des raisons de sécurité et pour pouvoir se limiter à une liturgie de la parole.

On imagine que les narcos profitent de la pauvreté structurelle et du déficit de démocratie. Que dire aux politiques, aux jeunes qui sont l’avenir, en particulier à ceux qui sont impliqués dans les gangs... Peut-on seulement leur parler?

Il est possible de leur parler. L'une des causes de la violence est la pauvreté, résultat de l'injustice. Il y a un manque de travail. Je pense à l'une des zones les plus conflictuelles d'Esmeraldas, la Riviera del Rio. Je me demande si, en 2024, il y aura encore des situations non pas de pauvreté mais de misère. Comment cela est-il possible? Il y a un manque de services de base.

Des gens obligés de vivre dans des taudis entourés d'égouts à ciel ouvert, avec tout ce qu’implique l'insalubrité, etc.

Que demander aux politiques face à cette situation? Il est bon qu'ils n'oublient pas leur peuple, qu'ils se souviennent qu'ils ont été élus pour servir le peuple, non pour se servir eux-mêmes. Aux hommes politiques, je dis: arrêtez de vous préoccuper de gonfler vos portefeuilles avec la corruption et servez vraiment le peuple en lui apportant des solutions. Des choses fondamentales comme l'eau, l'électricité, la santé, l'éducation. Cessez d'être corrompus et essayez de créer des opportunités de vie en vous transformant en micro-entrepreneurs pour nos jeunes.

Esmeraldas est d'ailleurs une terre très fertile, il vaut donc la peine de l'exploiter dans un sens positif pour les jeunes. Aux membres des gangs, nous demandons un cessez-le-feu, comme nous l’avons déjà fait par le passé. Par exemple, dans les zones de la riviera del Rio, nous avons réussi par le dialogue à mettre fin à ces fusillades quotidiennes. En retour nous essayons en tant qu'Église d'offrir des petits esprits entrepreneurials à ces jeunes et ce qui a été fait par exemple en Colombie. C'est de la nourriture pour la paix.

À ces jeunes, je ne cesse de répéter les fois où nous nous rencontrons qu'ils montrent qu'Esmeraldas n'est pas comme le monde ou le reste du pays l'a dépeint. Nous ne sommes pas un refuge pour pécheurs. À Esmeraldas, il y a des gens bien qui luttent pour la paix.

Nous leur demandons donc de se positionner dans le collectif et l'attitude de la paix, sachant que la paix est une attitude de vie, un style de vie qui est le style de l'Évangile et de la justice, de l'honnêteté, de la vérité et de la paix.

Dans ce contexte, quelles sont vos priorités pastorales?

La priorité de notre Église est avant tout d'essayer de traduire le rêve du Pape François, que nous pouvons résumer en trois concepts que nous devons traduire en attitude. L'Église en sortie jusqu’aux périphéries existentielles, l'Église hôpital de campagne et l’Église synodale. Une chose que j’ai appris lorsque j'étais évêque auxiliaire de Guayaquil, et que j'essaie maintenant de traduire dans la juridiction ecclésiastique que le Saint-Père m'a confiée ici à Esmeraldas, est de se rendre présents, en étant comme l'Église, la caresse de Dieu, la présence de la tendresse de Dieu, et cela dans des choses simples, même en s'asseyant à table, en mangeant avec les plus pauvres et en leur consacrant du temps.

Une Église-hôpital de campagne, c'est-à-dire une institution qui ne se contente pas d'offrir des soins médicaux, mais qui devient également un symbole d'accueil, d'attention, de solidarité, de compassion, de sainteté et, pourquoi pas, de salut. C'est là que réside le besoin pour nos villes et nos provinces d'une proximité capable de restaurer, de consoler, de combler l'effusion de la tendresse d'un Dieu mère qui s'incline devant les victimes, et cherche la culture de la rencontre pour nourrir l'espérance, la vie, la réconciliation et la santé. Tout cela implique de renforcer la pastorale de la présence, une pastorale qui se traduit par des attitudes concrètes telles que l'accueil et la solidarité. Le Pape François nous rappelle ici qu'un hôpital de campagne symbolise un lieu d'accueil conditionnel.

C'est un espace où une assistance est offerte à toutes les personnes, indépendamment de leur origine, de leur situation ou de leur croyance. La solidarité est un principe fondamental qui souligne l'importance d'être aux côtés de ceux qui souffrent, des victimes des laissés-pour-compte. Il ne s'agit pas seulement d'apporter une attention éphémère, mais d'être présent ou de se rendre présent dans les situations les plus difficiles, en faisant preuve d'empathie et de soutien. Le Pape François nous demande d'apporter l'hôpital de campagne, les marges de la société, à ceux qui sont souvent oubliés et rejetés. C'est une invitation à travailler fortement pour la justice sociale, l'inclusion. C’est un témoignage de la miséricorde divine. À tout cela s'ajoute l'importance d'une Église synodale qui marche ensemble. Et je peux dire que oui, nous le faisons en faisant des efforts et en essayant d'impliquer tout le monde dans cette marche synodale.

Collaborez-vous avec d’autres épiscopats pour lutter contre les fléaux liés à la drogue, qui est un problème régional?

Oui, nous sommes en lien avec certains évêques de la Colombie voisine, par exemple, qui ont vécu et en partie continuent à vivre ce qui a éclaté ces dernières années en Équateur. Ce qui fut très utile par exemple en ce sens, c’est le témoignage des victimes de la violence colombienne; comment ont-elles réussi à panser leurs plaies, allant même jusqu'à pardonner à leurs victimes.

Ici, ces échanges nous aident à être aussi porteurs de cette espérance: oui, un autre monde est possible, une autre relation est possible. Il est possible de construire ce à quoi le Pape François nous invite dans son encyclique Fratelli tutti.

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29 janvier 2024, 14:42